IV
Elle revit bien Mike Fallopian, et retrouva partiellement le texte de The Courier's Tragedy, mais cependant ces suites n'étaient pas plus troublantes que d'autres révélations qui semblaient désormais s'accumuler selon une courbe exponentielle, comme si, au fur et à mesure qu'elle rassemblait des éléments, il en venait encore davantage, si bien que tout ce qu'elle voyait, sentait, rêvait, se rappelait, finissait par se tisser dans Trystero.
D'abord elle commença par relire plus soigneusement le testament. Si c'était vraiment une tentative de Pierce pour laisser derrière lui un semblant d'organisation avant sa disparition, alors elle avait le devoir, n'est-ce pas, de donner la vie à ce qui restait, d'être ce qu'était Driblette, une machine noire au centre d'un planétarium, il lui fallait donner à cet héritage une signification vaste comme la pulsation des quasars sur les flancs d'un dôme qui se dresserait autour d'elle. Si seulement il n'y avait pas eu tant d'obstacles: sa profonde ignorance du droit, des affaires, et du cher disparu en personne. La caution que le tribunal lui demandait, c'était peut-être l'évaluation en dollars des obstacles qui se dressaient sur son chemin. Dans son agenda, sous le symbole qu'elle avait vu sur le mur des lavabos, elle écrivit: Projetterai-je un monde? Peut-être pas, mais il lui faudrait au moins lancer vers ce dôme une flèche qui effleurerait les constellations pour y tracer le Dragon, la Baleine, la Croix du Sud. Il ne fallait rien négliger.
C'est un sentiment comme cela qui la fit se lever de bonne heure un matin pour aller à une assemblée des actionnaires de Yoyodyne. Elle n'avait rien à y faire, mais elle se dit que cela la sortirait un peu de son inertie. À l'une des portes, ils lui donnèrent un badge blanc de visiteur, et elle alla se garer dans un énorme parking à côté d'un vaste hangar métallique peint en rose et qui faisait bien cent mètres de long. C'était The Yoyodyne Cafeteria et le lieu de sa rencontre.
Pendant deux heures, Œdipa resta assise sur un long banc entre deux vieillards qui auraient pu être des jumeaux et dont les mains (comme si leurs propriétaires s'étaient endormis, laissant leurs mains couvertes de verrues et de taches errer dans un paysage de rêve) tombaient tout le temps sur les cuisses d'Œdipa. Autour d'eux, des Noirs poussaient d'énormes chariots chargés de pommes de terre, d'épinards, de crevettes, de zucchini, de rôtis, jusqu'aux longues tables chauffantes étincelantes. Ils s'apprêtaient à nourrir à midi l'invasion des employés de Yoyodyne. L'expédition des affaires courantes prit une heure; ensuite, pendant une autre heure, les actionnaires, les fondés de pouvoir et les administrateurs de la société entonnèrent, sur l'air de l'hymne de l'université Cornell: Hymne
Loin au-dessus des autoroutes de Los Angeles
Et du bruit de la circulation
Se dresse la célèbre Galactronics
Branch of Yoyodyne
Jusqu'au bout, tous jurons fidélité
Les pavillons roses brillent sous le soleil
Et les hauts et fiers palmiers.
C'était Mr. Clayton, dit "Bloody" Chiclitz, qui dirigeait les chœurs. Ensuite, sur l'air d' Aura Lee :
Chanson gaie
Bendix guide les ogives
Et Avco les fabrique parfaitement
Douglas North American
Et Grumman ont leur part
C'est Martin qui les lance
Depuis la rampe de lancement Lockheed
Depuis un sous-marin
Impossible pour nous de décrocher
Un contrat de recherche pour un Piper
Cub Convair lance les satellites
Et les place sur orbite
Boeing construit Minuteman
Et nous n'arrivons pas à décoller Yoyodyne Yoyodyne
Les contrats te fuient
Le ministère de la Guerre ne veut pas de toi
Ils ont une dent contre toi, je crois.
Ils chantèrent des douzaines d'autres chansons dont elle ignorait les paroles. Puis, par petits pelotons, ils firent une rapide visite de l'usine.
Œdipa se perdit. Elle était en train de regarder la maquette d'un vaisseau spatial, avec, autour d'elle, tout un groupe de vieillards rassurants et vaguement somnolents; elle se retrouva soudain dans l'immense murmure fluorescent des bureaux en pleine activité. À perte de vue, tout était blanc ou pastel: les chemises des hommes, les papiers, les planches à dessin. Elle mit ses lunettes de soleil à cause de toute cette lumière, et elle attendit qu'on vînt à son secours. Mais personne ne la remarqua. Elle se mit à errer entre les bureaux bleu pâle, tournant de temps en temps à angle droit. Le bruit de ses talons faisait se lever des têtes, des ingénieurs la suivaient des yeux, mais personne ne lui dit un mot. Au bout de cinq ou dix minutes, elle sentit la panique l'envahir: impossible de sortir de là. Alors, comme par hasard (mais le docteur Hilarius l'aurait accusée d'utiliser des indices subliminaux à seule fin de rencontrer une personne bien particulière), elle tomba sur un certain Stanley Koteks: il portait des lunettes à double foyer à monture métallique, des sandales, des chaussettes écossaises. À première vue, il semblait trop jeune pour travailler là. En fait, il ne travaillait pas; avec un gros feutre, il gribouillait ceci:

- Bonjour, dit Œdipa, surprise par la coïncidence.
Par une inspiration subite, elle ajouta:
- C'est Kirby qui m'envoie (car c'était le nom qu'elle avait lu sur le mur des lavabos).
Dans son idée, cela aurait un petit air de conspiration; ce fut simplement idiot.
- Salut, dit Stanley Koteks, glissant adroitement la grande enveloppe, sur laquelle il griffonnait, dans un tiroir qu'il referma aussitôt.
Quand il vit l'insigne qu'elle portait, il lui dit:
- Vous êtes perdue, hein?
Elle comprit qu'une question brutale, du genre: "Ce symbole, qu'est-ce que ça veut dire?" ne la mènerait nulle part. Elle dit:
- En fait, je suis une touriste. Une actionnaire.
- Une actionnaire. (Il la regarda avec un vif intérêt, attrapa du bout du pied une chaise pivotante qui se trouvait devant le bureau voisin et l'approcha pour elle). Mais asseyez-vous donc. Vous pouvez vraiment influencer la marche de la maison, ou bien classent-ils vos suggestions dans la boîte à ordures?
- Parfaitement, répondit Œdipa, pour voir où cela allait les conduire.
- Dites donc, dit Koteks, si vous pouviez les décider à laisser tomber cette clause sur les brevets. Parce que, chère dame, c'est ma croix.
- Les brevets?
Alors Koteks lui expliqua que lorsqu'un ingénieur était engagé chez Yoyodyne, il abandonnait tous les droits de brevets pour ce qu'il pourrait inventer.
- Ce qui a pour effet d'étouffer tout génie créatif, si vous en aviez.
Il avait un ton amer.
- Je croyais qu'on n'inventait plus rien, dit Œdipa, pour l'agacer. Je veux dire, quel nom citeriez-vous, depuis Thomas Edison? Maintenant, c'est uniquement du travail d'équipe, n'est-ce pas?
(Bloody Chiclitz, dans son discours inaugural ce matin-là, avait longuement insisté sur le travail d'équipe).
- Le travail d'équipe, tu parles! s'exclama Koteks avec un ricanement. Ce n'est qu'une façade. Il s'agit uniquement d'éviter les responsabilités. C'est un symptôme du ramollissement de toute la société.
- Seigneur! s'écria Œdipa, on vous laisse parler ainsi?
Koteks regarda autour de lui, puis il approcha sa chaise de la sienne.
- Vous avez entendu parler de la machine de Nefastis? (Œdipa ouvrit de grands yeux). Elle a été inventée par John Nefastis; maintenant, il est à Berkeley. John, c'est le genre à encore inventer des choses. J'ai une copie de son brevet.
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