Sous son heaume fermé mais que la vérité
Agile des poignards frappe la nudité
Reconnue d'un visage voué à la vengeance
Niccolo doux ami au souffle de ces rimes
Qu'une âme vile et noire sombre dans les abîmes
De l'Enfer...
Mais voici de nouveau Gennaro et son armée. Un espion arrive de Squamuglia pour lui annoncer que Niccolo s'est mis en route. Explosion de joie, mais Gennaro, qui s'exprime plutôt par monologues oratoires que par dialogues, rappelle que Niccolo chevauche encore sous les couleurs de Thurn & Taxis. Les exclamations cessent subitement. Comme tout à l'heure à la cour d'Angelo, on sent passer un curieux frisson. Sur la scène, tous les acteurs (on leur a indiqué cela clairement) prennent conscience d'une possibilité. Gennaro, encore plus obscur qu'Angelo, invoque pour Niccolo la protection de Dieu et de saint Narcisse, puis ils reprennent leur course. Gennaro demande à un lieutenant où ils sont: à une lieue environ de ce lac où la Garde perdue de Faggio a été vue pour la dernière fois avant sa mystérieuse disparition.
Pendant ce temps, au palais d'Angelo, le rusé Ercole est finalement pris au piège. Empoigné par Vittorio et une demi-douzaine d'autres, il est accusé du meurtre de Domenico. C'est alors un défilé de témoins et, après un simulacre de procès, Ercole, dans une scène d'une simplicité reposante, tombe frappé de multiples coups de poignard.
C'est au cours de la scène suivante que nous verrons Niccolo pour la dernière fois. Il s'est arrêté pour se reposer sur les rives d'un lac où, il s'en souvient maintenant, la garde de Faggio, à ce que l'on raconte, a disparu. Assis sous un arbre, il ouvre la lettre d'Angelo, apprenant du même coup l'insurrection et la mort de Pasquale. Il comprend qu'il galope vers la restauration, l'amour de tout un duché, et la réalisation de ses plus vertueuses espérances. Il s'appuie contre son arbre, il relit à haute voix des passages de la lettre en les commentant d'un ton sarcastique, car c'est visiblement un tissu de mensonges imaginés pour apaiser Gennaro en attendant qu'Angelo ait pu, à Squamuglia, lever une armée afin d'envahir Faggio. En coulisse, on entend des bruits de pas. Niccolo se lève à la hâte, l'œil côté cour, la main crispée sur son épée. Pris d'un tremblement, le voilà incapable de parler, il finit par bégayer - et c'est sans doute le vers de tragédie le plus bref jamais écrit - T-t-t-t-t-... Et comme sortant de la paralysie d'un rêve, d'un pas de somnambule, il recule lentement. Soudain, trois ombres silencieuses, souples comme des danseurs, apparaissent, longues, efféminées, vêtues de collants et de gants noirs, avec, sur le visage, des bas de soie. Ils bondissent sur la scène et s'immobilisent à sa vue. Les bas déforment leurs visages qui se noient dans l'ombre. Ils attendent. Les lumières s'éteignent.
À Squamuglia, Angelo s'efforce de rassembler une armée, sans succès. Désespéré, il rassemble ses courtisans et les jolies filles qui restent, il fait rituellement verrouiller toutes les issues, on apporte du vin, une orgie commence.
L'acte se termine sur une vue des troupes de Gennaro massées sur les rives du lac. Un soldat s'avance, et annonce qu'un corps vient d'être découvert, dans un état trop épouvantable pour qu'on en puisse parler. À une amulette qu'il portait au cou depuis son enfance, on a reconnu Niccolo. Long silence, les acteurs se regardent. Le soldat tend à Gennaro un rouleau de parchemin taché de sang que l'on a trouvé sur le cadavre. Au sceau, l'on voit qu'il s'agit d'une lettre d'Angelo. Gennaro y jette un coup d'œil, il la lit à haute voix. Ce n'est plus le document bourré de mensonges dont Niccolo nous a lu des extraits: miraculeusement, c'est devenu la confession de tous les crimes d'Angelo, et cela se termine par la révélation de ce qui arriva réellement à la Garde disparue. Ils furent - ô surprise - tous massacrés par Angelo et jetés dans le lac. On repêcha ensuite leurs os dont on fit du noir animal, puis de l'encre qu'Angelo, avec un sens bien personnel de l'humour noir, utilisa ensuite pour toute sa correspondance avec Faggio, et aussi pour cette lettre.
Alors les os blanchis de tous ces innocents
Candides innocents vont se mêler au sang
Du pauvre Niccolo et c'est de leur rencontre
Qu'un miracle jaillit et soudain il nous montre
Toute la vérité où régnait le mensonge
Nobles morts de Faggio, ô nobles nobles morts.
Devant ce miracle, ils tombent tous à genoux, ils bénissent le Seigneur, pleurent Niccolo, et font le vœu de détruire Squamuglia. Mais Gennaro introduit une note plus désespérée, qui fut certainement un choc pour les contemporains, car enfin on entend le nom qu'Angelo avait gardé secret, et que Niccolo avait tenté de garder secret:
Comme Thurn & Taxis celui que l'on connut
Tombe sous le stylet toujours par Thorn tenu
Tacite désormais pose sa corne d'or
Nulle étoile sacrée ne veille quand il dort
Sur l'ancien compagnon du pauvre Trystero.
Trystero. Ce nom semble suspendu en l'air tandis que l'acte s'achève et que les lumières s'éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu'il n'allait pas tarder à avoir sur elle.
Le cinquième acte est d'un ton différent. Il commence par le bain de sang de Gennaro à la cour de Squamuglia. On y emploie toutes les formes de morts violentes connues à l'homme de la Renaissance, sans oublier un puits de soude, des mines, un faucon dressé aux serres empoisonnées. Comme Metzger le fit remarquer ensuite, on dirait un dessin animé de Road Runner, en vers. Vers la fin, le seul personnage encore debout sur la scène jonchée de cadavres, c'est le pâle administrateur Gennaro.
À en croire le programme, le metteur en scène de The Courier's Tragedy, c'était un certain Randolph Driblette. C'était lui aussi qui jouait le rôle du vainqueur, Gennaro.
- Metzger, viens avec moi dans les coulisses.
- Tu connais un des acteurs? demanda Metzger, qui aurait bien voulu s'en aller tout de suite.
- Il y a quelque chose que je veux éclaircir. Je veux parler à Driblette.
- Ah! oui, au sujet de ces os.
Metzger avait un drôle d'air.
- Je ne sais pas trop, la ressemblance entre ces deux choses, il y a là quelque chose qui m'inquiète.
- Parfait, dit Metzger, et que vas-tu faire ensuite, manifester devant le ministère des Anciens Combattants, ou marcher sur Washington? Dieu me garde. (Il leva les yeux vers le plafond du petit théâtre, et un certain nombre de gens autour de lui en firent autant). Et par la même occasion, qu'il me protège de ces petites mères du MLF, avec leur grosse tête bien pleine et leur cœur saignant. Pourtant, à trente-cinq ans, je ne suis plus un gamin.
- Metzger, murmura Œdipa avec un certain embarras, je suis une Jeune Républicaine.
- Et voici maintenant une autre bande dessinée, Hap Harrigan, qu'elle est à peine assez grande pour lire, et John Wayne le samedi après-midi, en train de zigouiller dix mille Japonais avec ses dents, la Seconde Guerre mondiale racontée par Œdipa Mass, les gars. Aujourd'hui, il y a des gens qui roulent en VW, qui ont un transistor Sony dans la poche de leur chemise d'été. Mais elle, elle est de la race des redresseurs de torts, vingt ans après. Elle va ressusciter des fantômes. Tout ça à la suite d'une discussion d'ivrognes avec Manny Di Presso, oubliant du coup que son devoir, c'est d'abord de s'occuper de ce testament. Et pas de nos braves soldats, malgré leur courage et les circonstances de leur mort.
- Mais non, protesta-t-elle, ce n'est pas ça. Je me fiche de ce qu'il y a dans les filtres Beaconsfield. Et je me fiche de savoir ce que Pierce a acheté à la Mafia. Ça ne m'intéresse pas du tout, je ne veux pas y penser, ni à ce qui s'est passé à Lago di Pietà, ni au cancer...
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