Là-dessus, les lumières s'éteignirent et quelqu'un, de l'autre côté de la scène, dit Ick, très distinctement.
- Tu veux t'en aller? demanda Metzger.
- Je veux d'abord savoir pour ces ossements, dit Œdipa.
Il lui fallut attendre le quatrième acte. Le deuxième acte étant en grande partie consacré aux interminables souffrances et au meurtre final d'un prince de l'Église qui préfère le martyre, plutôt que de bénir le mariage de Francesca et de son fils. Les seules interruptions sont le fait d'Ercole: il épie les souffrances du cardinal, il envoie des courriers à ses amis - les bons - restés à Faggio et qui ont une dent contre Pasquale, en leur disant de répandre la nouvelle que Pasquale a l'intention d'épouser sa mère. Il se dit que cela ne saurait manquer d'émouvoir l'opinion publique. Dans une autre scène, Niccolo, qui passe son temps avec les messagers du duc Angelo, écoute l'histoire de la Garde perdue, une garde composée de cinquante chevaliers soigneusement choisis, la fleur de la jeunesse de Faggio, et qui jadis constituaient la garde personnelle du bon duc. Un jour qu'ils étaient en manœuvres près de la frontière de Squamuglia, ils disparurent tous sans laisser de trace, et ce fut peu de temps après que le bon duc fut empoisonné. L'honnête Niccolo, qui a toujours eu de la difficulté à dissimuler ses sentiments, fait alors remarquer que si les deux événements ont un lien entre eux et avec le duc Angelo, purée, et que cela peut être prouvé, alors le duc ferait mieux de prendre garde. L'autre courrier, un certain Vittorio, s'irrite de ces propos, et il se jure en aparté de rapporter ces paroles à Angelo dès que l'occasion s'en présentera. Pendant ce temps, dans la salle des tortures, on oblige le cardinal à verser son propre sang dans un calice et à le consacrer, non pas à Dieu, mais à Satan. Ensuite, ils lui coupent le gros orteil, ils le lui font tenir comme une hostie, et il doit dire: "Ceci est mon corps". Le spirituel Angelo fait remarquer que c'est bien la première fois en cinquante ans que ce fieffé menteur dit la vérité. Scène profondément anticléricale, peut-être pour faire plaisir aux puritains de l'époque (geste fort inutile au demeurant, comme aucun d'eux n'allait jamais au théâtre, qu'ils considéraient, allez savoir pourquoi, comme profondément immoral).
Le troisième acte se passe à la cour de Faggio. Il décrit le meurtre de Pasquale, et marque le point culminant d'un coup d'État organisé par les agents d'Ercole. Dans la rue, la bataille fait rage devant le palais, tandis que dans sa serre patricienne Pasquale a organisé une orgie. Un singe noir féroce participe aux réjouissances, on vient juste de le ramener des Indes. Naturellement, c'est une peau de singe avec quelqu'un dedans. À un signal, il saute d'un lustre sur Pasquale. Au même moment, une douzaine d'hommes déguisés en femmes, et qui jusque-là jouaient des rôles de danseuses, se jettent sur l'usurpateur des quatre coins de la scène. Les dix minutes qui suivent sont consacrées à mutiler, étrangler, empoisonner, brûler, piétiner Pasquale, auquel on a préalablement crevé les yeux. Pour notre plaisir, il nous décrit en détail ses diverses sensations. Il finit par mourir dans d'abominables souffrances. Gennaro, personnage particulièrement falot, entre alors en scène et se proclame chef de l'État par intérim, en attendant que l'on retrouve Niccolo, duc légitime.
Entracte. Metzger se précipita dans le minuscule foyer pour y fumer, Œdipa se dirigea vers les lavabos. Elle chercha en vain le symbole qu'elle avait vu l'autre soir au Scope mais, ce qui ne laissait pas d'être surprenant, les murs étaient vides de tout signe. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais elle vit comme une menace dans cette absence complète d'inscriptions, qui sont au moins une tentative marginale de communication traditionnelle dans les w.-c.
Au quatrième acte, The Courier's Tragedy montre le méchant duc Angelo dans un état proche de la frénésie. Il vient d'apprendre le coup d'État de Faggio, ainsi que l'éventuelle existence de Niccolo. La nouvelle lui parvient que Gennaro a levé une armée pour envahir Squamuglia, on dit aussi que le pape va intervenir à cause de l'assassinat d'un cardinal. Entouré de trahisons, le duc, qui ne se doute pas encore de la duplicité d'Ercole, lui demande d'avoir finalement recours aux messagers de Thurn & Taxis, car il ne pense pas devoir faire davantage confiance à ses propres hommes. Ercole fait venir Niccolo en lui disant de se mettre aux ordres du duc. Angelo prend une plume d'oie, une feuille de parchemin et de l'encre, et il explique aux spectateurs (mais pas aux bons, qui ignorent encore les événements récents) que, pour anticiper l'invasion des gens de Faggio, il doit dans les plus brefs délais assurer Gennaro de ses bonnes intentions. Il se met alors à écrire, tout en faisant quelques remarques décousues et obscures sur l'encre dont il se sert, laissant entendre, en effet, que c'est un fluide très bizarre. Exemple:
"Ink" ou bien encore ce suc noirâtre vient de France
Squamuglia singe la cour et ses splendeurs
Ancre chargée d'algues venues des profondeurs
Ceci encore:
Cette plume venue du cygne ce parchemin
D'un mouton furent arrachés à grande douleur
Or l'encre soyeuse coule entre les deux sans heurt
Tout cela l'amuse énormément. Ayant terminé son billet pour Gennaro, il y met son sceau, Niccolo glisse le rouleau dans son pourpoint. Le voilà parti pour Faggio. Comme Ercole, il ignore tout du coup d'État et de sa prochaine accession au trône ducal de Faggio. La scène passe maintenant à Gennaro qui, à la tête d'une petite troupe armée, marche sur Squamuglia. Si Angelo veut la paix, il ferait mieux de leur envoyer un messager avant la frontière, c'est ce qu'ils disent. Il faudra autrement qu'il y passe. À Squamuglia, Vittorio, le courrier du duc, rapporte les félonies de Niccolo. Un messager entre en coup de vent: le corps mutilé de Domenico, l'infidèle ami de Niccolo, vient d'être découvert; on a trouvé un message dans son soulier, message griffonné avec son sang, et qui révèle la véritable identité de Niccolo. Angelo fait sur-le-champ une épouvantable colère, et ordonne qu'on se lance à la poursuite de Niccolo pour le mettre à mort. Mais il ne veut pas que ses hommes s'en chargent.
C'est à ce moment-là, en fait, que les choses deviennent vraiment bizarres, et une sorte de frisson glacé souffle tout à coup à travers ces vers. Jusque-là, les noms devaient être pris littéralement ou comme des métaphores. Désormais, tandis que le duc donne son ordre fatal, un nouveau mode d'expression apparaît. Disons qu'il s'agit d'une sorte de répugnance rituelle devant les mots. Il est clair que certaines choses ne seront évoquées que par allusion; quant aux événements, certains ne seront pas montrés sur scène; encore que, étant donné le nombre d'excès commis pendant les actes précédents, l'on peut se demander ce que cela pourrait bien être. Et le duc n'éclaircira rien: peut-être ne le peut-il pas. Tout en hurlant ses ordres à Vittorio, il est parfaitement explicite en ce qui concerne ceux qui n'iront pas à la poursuite de Niccolo: et il traite ses propres gardes du corps de vermine, de niais, de poltrons. Mais alors, qui seront les poursuivants? Vittorio le sait: toute cette valetaille de la cour, occupée à ne rien faire dans la livrée de Squamuglia et qui échange des regards lourds de sens, le sait. Angelo le sait, mais n'en dit rien. Tout cela constitue une vaste plaisanterie hermétique, mais claire pour les spectateurs du temps. Ses paroles sont de fait fort obscures:
D'un nom fort respecté le vil usurpateur
Garde dedans la tombe du masque la moiteur
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