- Metz, il faut que j'y aille. S'il s'arrête ici, soyez gentil avec lui, c'est mon client.
Et il disparut par l'échelle. Œdipa se laissa tomber sur le dos en soupirant, et fixa le ciel que balayait le vent. Elle entendit bientôt démarrer le moteur du Godzilla
- Metzger, dis donc, il prend le bateau, nous voici prisonniers sur une île déserte.
C'était exactement le cas. Ils devaient y rester jusqu'après le coucher du soleil, quand Miles, Dean, Serge, Leonard et les filles réussirent à épeler à l'aide de leurs cigarettes, comme cela se fait avec des panneaux pendant les matches de football américain, les lettres SOS-SOS-SOS. Ils attirèrent ainsi l'attention des gardes de la Fangoso Lagoons Security Force, garnison composée d'anciens cow-boys dans les westerns de Hollywood et de motocyclistes de la police de Los Angeles. En attendant, ils avaient passé le temps à écouter les chansons des Paranoids, à lancer des morceaux de sandwiches à l'aubergine à une troupe de mouettes pas trop futées qui avaient pris Fangoso Lagoons pour le Pacifique, à se raconter l'intrigue de The Courier's Tragedy, de Richard Wharfinger, devenue presque inintelligible comme elle se développait à travers huit mémoires différentes qui se perdaient dans des régions aussi difficiles à mettre sur une carte que les volutes de la fumée des cigarettes de marijuana. Cela devint si confus qu'Œdipa décida d'aller voir la pièce. Elle réussit même, à force de cajoleries, à persuader Metzger de l'y conduire.
C'était une troupe de San Narciso qui avait monté The Courier's Tragedy. On les appelait The Tank Players, The Tank en question étant un petit théâtre en rond situé entre une société spécialisée dans l'étude de la circulation et un supermarché du transistor qui cassait systématiquement les prix: la boutique avait moins de six mois et ne durerait pas l'année. Entre-temps, elle vendait même moins cher que les Japonais; on y ramassait le fric à la pelle à vapeur. Œdipa, en compagnie d'un Metzger à qui tout cela ne plaisait guère, arriva dans une salle encore partiellement vide. La pièce commença sans que le nombre des spectateurs se fût sensiblement augmenté. Mais les costumes étaient magnifiques, l'éclairage plein d'invention; les acteurs parlaient une langue que l'on pourrait désigner sous le nom de Transplanted Middle Western Stage British, un anglais de scène modifié à l'intention des spectateurs américains du Middle West. Quoi qu'il en soit, au bout de cinq minutes, Œdipa était complètement envoûtée par l'univers maléfique imaginé par Richard Wharfinger pour ses spectateurs du XVIIe siècle, monde au bord du cataclysme, morbide, énervé dans les voluptés et qui n'allait pas tarder à basculer, quelques années plus tard, dans les abîmes glacés de la guerre civile.
Angelo, donc, le méchant duc de Squamuglia, a (peut-être dix ans avant que la pièce ne commence) assassiné le bon duc de Faggio, son voisin, en empoisonnant les pieds d'une statue de saint Narcisse, évêque de Jérusalem, dans la chapelle du château, pieds que le duc avait coutume de baiser tous les dimanches en allant à la messe. Ce qui permet au méchant bâtard Pasquale d'être le régent de son demi-frère Niccolo, héritier légitime et héros de la pièce. Naturellement, Pasquale n'a pas l'intention de le laisser atteindre sa majorité. Avec la complicité du duc de Squamuglia, Pasquale machine la disparition du jeune Niccolo: il propose une partie de cache-cache qui amènerait l'enfant à se glisser dans une énorme bombarde, dont un complice ferait alors partir le coup, dispersant ainsi Niccolo à la satisfaction générale, comme Pasquale le rappelle lugubrement au troisième acte:
La poudre du canon éclate comme un chant
En une pluie de sang il inonde nos champs
Dans les rugissements aux Ménades voué.
Lugubrement, parce que le complice, aimable conspirateur du nom d'Ercole, est secrètement l'allié d'éléments dissidents à la cour de Faggio et qui voudraient garder Niccolo en vie. Il réussit à mettre un chevreau dans le canon à la place de l'enfant, et à faire sortir Niccolo du palais ducal, sous un déguisement de maquerelle entre deux âges.
Cela apparaît au cours de la première scène, alors que Niccolo confie son histoire à son ami Domenico. Niccolo, maintenant, est adulte, et traîne à la cour du meurtrier de son père, le duc Angelo, déguisé en courrier spécial des Thurn & Taxis, famille qui à l'époque avait le monopole de la poste à travers tout le Saint Empire romain. Il est en apparence en train de développer un nouveau marché, car le méchant duc de Squamuglia a toujours refusé, même avec les prix réduits et le service plus rapide du système Thurn & Taxis, d'utiliser d'autres messagers que les siens pour communiquer avec son compère Pasquale installé à Faggio. La vraie raison, c'est que Niccolo attend une occasion de tomber sur le duc.
Pendant ce temps, le méchant duc Angelo complote pour réunir les duchés de Squamuglia et de Faggio, en faisant épouser sa sœur Francesca, la seule personne de sang royal disponible, à Pasquale, l'usurpateur de Faggio. Le seul obstacle à ce mariage, c'est que Francesca est la propre mère de Pasquale - ses amours illégitimes avec le bon ex-duc de Faggio étant au demeurant une des raisons principales qui firent qu'Angelo l'avait fait jadis empoisonner. Au cours d'une scène amusante, Francesca tente de rappeler à son frère tous les interdits sociaux qui entourent l'inceste. Il semble, réplique Angelo, qu'elle ne s'en était guère souciée, pendant les dix ans qu'avait duré leur liaison. Inceste ou non, ce mariage doit avoir lieu; il est absolument nécessaire pour ses plans à longue échéance. Mais jamais l'Église n'acceptera de bénir ce mariage, fait remarquer Francesca. C'est pour cela, dit le duc Angelo, que je vais acheter un cardinal. Il a glissé une main dans le corsage de sa sœur et il lui mordille le cou; le dialogue prend les couleurs enfiévrées du désir, et la scène s'achève par la chute du couple sur un divan.
Quant à l'acte, il s'achève sur la tentative de Domenico pour voir le duc et trahir son meilleur ami, puisque le naïf Niccolo lui a confié son secret. Le duc, naturellement, est dans son appartement en train de tirer son coup, et Domenico doit se contenter de raconter son affaire à un conseiller, qui n'est autre que ce même Ercole qui, jadis, sauva la vie du jeune Niccolo et l'aida à s'enfuir de Faggio. Ce qu'il confie à Domenico, non sans avoir réussi auparavant à décider l'autre à fourrer bêtement sa tête dans une curieuse boîte noire, sous le prétexte futile de lui faire voir un diorama pornographique. Un ressort d'acier se referme immédiatement sur la tête du misérable Domenico, dont les hurlements se trouvent ainsi étouffés. Ensuite, Ercole lui attache les mains et les pieds avec des liens de soie écarlate. Il lui dit à qui il s'est heurté, avant d'arracher à l'aide d'une paire de tenailles la langue de Domenico, ensuite il le transperce de plusieurs coups d'épée, il verse une pleine coupe d' aqua regia dans la boîte, énumère la liste des divertissements divers, sans oublier la castration, qu'il va lui faire subir, avant de le laisser mourir. Tout cela accompagné des hurlements étouffés de l'autre qui, sans langue, s'efforce de supplier son bourreau. Ercole empale la langue toute sanglante sur sa rapière, il court vers une torche accrochée au mur, et il enflamme cette langue qu'il va, comme un possédé, agiter jusqu'à la fin de l'acte, tout en rugissant les vers qui suivent:
Impitoyable Ercole dans cette Pentecôte
Je suis du Saint-Esprit le fervent émissaire
L'émasculation devenant nécessaire.
Читать дальше