- C'est vraiment poignant, dit Œdipa, et comment ça?
- Par la spéculation immobilière en Californie, dit Fallopian.
Œdipa, qui était justement en train d'avaler une gorgée de bourbon, avala de travers, lançant un cône étincelant à trois mètres de là. Le fou rire l'avait prise.
- Ouais, ajouta Fallopian. Pendant la grande sécheresse, cette année-là, on pouvait acheter un lotissement au centre de Los Angeles pour 63 cents.
Une grande clameur s'éleva près de la porte, des corps se tendaient vers un jeune homme grassouillet et pâle qui portait un sac postal de cuir sur l'épaule.
Les gens se mirent à hurler: "C'est le courrier!" Oui, comme dans l'armée. Le gros, l'air épuisé, grimpa sur le bar, et se mit à faire l'appel en lançant les enveloppes dans la foule. Fallopian s'excusa avant de se joindre aux autres.
Metzger avait mis ses lunettes.
- Tiens, il porte un insigne Yoyodyne. Qu'en dis-tu?
- Peut-être un réseau postal privé.
- À cette heure-ci?
- Il y a peut-être une équipe de nuit. Bon, je reviens.
Œdipa haussa les épaules et se dirigea vers les lavabos.
Sur le mur des w.-c., parmi les obscénités au rouge à lèvres, elle remarqua un texte soigneusement calligraphié:
Êtes-vous à la recherche de divertissements raffinés? Vous, votre mari ou des amies. Plus on est de fous, plus on rit. Entrez en contact avec Kirby, via WASTE exclusivement, Box 7391, LA.
"WASTE? Tiens", se dit Œdipa. Dessous, légèrement tracé au crayon, il y avait un petit dessin qu'elle n'avait jamais vu, avec un rond, un triangle et un trapèze, comme ça:

Symbole sexuel? Non, sans doute pas. Elle trouva un stylo dans son sac et recopia l'adresse et le dessin dans son agenda, en se disant: "Dieu, des hiéroglyphes". Elle sortit, Fallopian était revenu, et il avait un drôle d'air.
- Vous n'étiez pas censés voir cela, dit-il.
Il tenait une enveloppe. Œdipa remarqua qu'à la place du timbre, il y avait les initiales manuscrites PPS.
- Évidemment, dit Metzger. La distribution du courrier, c'est un monopole de l'État. Vous devriez être contre ça.
Fallopian eut un petit sourire.
- Ce n'est pas de la rébellion autant que vous l'imaginez. Nous utilisons le réseau intérieur Yoyodyne, en douce. Mais c'est dur de trouver des courriers, car nous avons un gros trafic. La tournée passe à l'heure précise, et la tension les rend nerveux. Les agents de sécurité de l'entreprise savent qu'il se passe quelque chose. Alors ils ouvrent l'œil. De Witt (il montra le gros, plein de tics, et que l'on aidait maintenant à descendre du bar, pour lui offrir un verre qu'il refusa), De Witt est le plus nerveux que nous ayons depuis des années.
- C'est important? demanda Metzger.
- Seulement dans notre cellule de San Narciso. Il existe des projets semblables à Washington et peut-être à Dallas, mais jusqu'à présent nous sommes les seuls en Californie. Certains de nos membres parmi les plus riches enroulent leur lettre autour d'une brique, et le tout dans du papier kraft qu'ils envoient par le Railway Express, mais je ne sais pas si... Question de principe. Pour que le volume soit suffisant, chaque membre doit envoyer au moins une lettre par semaine grâce au système Yoyodyne. Ou bien vous avez une amende. Il ouvrit sa lettre et la montra à Œdipa et à Metzger.
Cher Mike, comment vas-tu? Je me suis dit que j'allais t'écrire un petit mot. Comment avance ton livre? Voilà, je crois que c'est tout pour le moment. Je te verrai au Scope.
- Voilà ce que c'est la plupart du temps, confessa Fallopian avec amertume.
- Qu'est-ce que c'est que ce livre? demanda Œdipa.
Fallopian étudiait l'histoire des services postaux privés aux États-Unis, et il essayait d'établir un lien entre la guerre de Sécession et la réforme des postes qui avait commencé vers 1845. À son avis, c'était plus qu'une simple coïncidence si l'année 1861 avait vu la plus violente attaque du gouvernement contre les services postaux privés qui avaient survécu aux Actes de 1845, 47, 51 et 55. Ces Actes avaient tous pour but de ruiner définitivement toute concurrence privée. Il y voyait une parabole du pouvoir, de sa croissance et de ses abus. Il n'alla pas si loin, ce soir-là. De cette première rencontre, Œdipa ne devait conserver que le souvenir d'une silhouette plutôt gracile, d'un nez arménien délicat, et d'une certaine affinité entre ses yeux et la lumière verte du néon.
C'est ainsi que commença pour Œdipa le lent et funeste épanouissement du Tristero. C'était plutôt comme si elle assistait à une représentation unique qui se serait prolongée car c'était la dernière de la soirée, un petit supplément réservé à ceux qui étaient restés jusqu'au bout. Comme si les robes fendues, les soutiens-gorge de résille et les jarretelles, les cache-sexe pailletés de la figuration historique qui allaient s'effeuiller, formaient des couches aussi denses que les superpositions de vêtements portées par Œdipa pendant ce jeu avec Metzger devant le film de Baby Igor; comme si cette interminable plongée vers l'aube à travers l'obscurité vague de la nuit était nécessaire, avant que The Tristero fût révélé dans sa terrible nudité.
Allait-il sourire d'un petit air modeste, flirter gentiment dans les coulisses, saluer avec une révérence de Bourbon Street, avant de la laisser en repos? Ou bien au contraire, la danse finie, descendrait-il l'allée centrale, s'approcherait-il d'Œdipa, pour la tenir sous son regard hypnotique, en souriant avec une expression impitoyable et malfaisante, penché vers elle toute seule parmi les rangs désolés de fauteuils vides, avant de prononcer des paroles qu'elle ne souhaitait pas entendre?
Tout commença simplement. Avec Metzger, elle attendait des procurations pour des représentants en Arizona, au Texas, à New York et en Floride, où Inverarity avait travaillé dans l'immobilier, et dans le Delaware où il avait été constitué en société commerciale. Tous les deux, suivis d'un plein cabriolet de Paranoids, Miles, Dean, Serge et Leonard avec leurs petites amies, ils avaient décidé de passer la journée à Fangoso Lagoons, un des derniers grands projets d'Inverarity. Le trajet se déroula sans histoire, à part deux ou trois collisions que les Paranoids évitèrent de justesse car Serge, le conducteur, ne voyait rien à travers sa tignasse. Finalement, ils réussirent à le persuader de passer le volant à l'une des filles. Quelque part au-delà de cette rue de maisons à trois chambres à coucher qui envahissait les collines beige sombre, implicite par son arrogance qui mordait à belles dents dans le brouillard (enfoncée dans sa somnolence, San Narciso n'avait pas ce caractère), l'océan se cachait, le Pacifique inimaginable, étranger aux amateurs de surf, aux maisons sur la plage, aux égouts, touristes, homosexuels sous le soleil, aux parties de pêche des agences de voyage, le trou laissé par l'arrachement de la lune, cénotaphe de son exil; il y avait là, impossible à entendre ou à sentir, mais présente, une sorte de marée qui atteignait des sens au-delà des yeux et des oreilles, en activant des cellules cérébrales qui échappent encore aux électrodes les plus délicates. Longtemps avant de quitter Kinneret, Œdipa croyait à une rédemption par la mer pour la Californie du Sud (il ne s'agissait pas de la partie de l'État où elle vivait et qui n'en avait pas besoin), sans que cela s'exprimât en mots elle pensait que (quoi qu'on pût faire à ses côtes) le vrai Pacifique resterait inviolé, car la laideur de ses rives se perdait, s'intégrait dans une vérité plus générale. Peut-être était-ce cette notion, dans son espoir aride, qu'elle éprouvait ce matin-là, tandis qu'ils fonçaient vers la mer.
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