- Sept ans de malheur. J'aurai trente-cinq ans, dit-elle à haute voix.
Elle ferma la porte derrière elle et, machinalement, enfila une autre combinaison, une jupe, un panty avec des jambes, et des chaussettes qui lui montaient jusqu'aux genoux. L'idée lui vint que si le soleil se levait, Metzger disparaîtrait. Elle n'était pas trop sûre de le souhaiter vraiment. Elle retourna dans la chambre. Il ne portait plus qu'un caleçon et il dormait à poings fermés. Il avait une érection splendide, et la tête sous l'oreiller. Il avait un peu de brioche, son costume avait dissimulé cela. Sur l'écran, les Néo-Zélandais et les Turcs s'empalaient les uns les autres sur des baïonnettes. Avec un cri, Œdipa se jeta sur Metzger, et elle se mit à l'embrasser pour le réveiller. Il ouvrit les yeux, et elle sentit entre les seins la brûlure de son regard. Elle se coula à côté de lui avec un immense soupir, comme si un fluide mythique avait emporté tout ce qu'elle pouvait avoir de rigide; elle se sentait si faible qu'elle ne put même pas l'aider à la déshabiller. Il lui fallut bien vingt minutes, on aurait dit une petite fille agrandie à l'échelle, aux cheveux courts et au visage impassible, en train de jouer avec une poupée Barbie. Elle dut bien se rendormir une fois ou deux. Elle se réveilla finalement pour s'apercevoir qu'elle était en train de se faire enfiler. C'était comme si elle avait pris la scène en marche, un plan qui débute alors que la caméra était déjà en route. Dehors, les guitares attaquaient une fugue, elle en distingua six, se souvint alors que The Paranoids n'en avaient que trois, d'autres devaient être en train de se brancher.
De fait, c'était bien cela. Elle se mit à jouir au même instant que Metzger, juste comme toutes les lumières, y compris l'écran de la télévision, s'éteignaient. Noir. Curieuse expérience. The Paranoids avaient fait sauter les plombs. Quand la lumière revint, elle était enlacée avec Metzger au beau milieu d'un déluge de vêtements et de bourbon. Sur l'écran apparurent le père, le chien et Baby Igor. Ils étaient prisonniers à l'intérieur de Justine. L'eau, inexorablement, montait. Ce fut le chien qui se noya le premier, dans une soudaine gerbe de bulles. On vit un gros plan de Baby Igor qui pleurait, une main sur le tableau de commande. Il y eut alors un court-circuit. Baby Igor fut électrocuté sur le coup, dans une masse d'étincelles. Il poussa un cri horrible. Par une de ces distorsions de probabilités fréquentes à Hollywood, l'électrocution épargna le père, à seule fin de lui permettre un petit discours d'adieu, demandant à Baby Igor et au chien de lui pardonner de les avoir entraînés dans cette aventure. Ils ne se retrouveraient pas au ciel; il le regrettait. "C'est la dernière fois que tes yeux ont vu ton papa. Ton salut est fait. L'enfer m'attend". Puis ses yeux douloureux emplissaient l'écran, le bruit de l'eau s'engouffrant dans la coque devenait assourdissant, l'étrange musique de film des années 30 avec emploi massif des saxophones s'amplifiant encore, et, tout se fondait dans ces mots, THE END.
Œdipa bondit hors du lit; elle courut s'appuyer le dos contre le mur et s'écria, en regardant Metzger d'un air furieux:
- Ils n'ont pas réussi! J'ai gagné, salaud!
- Tu m'as gagné moi, dit Metzger en souriant.
- Que t'a dit Inverarity à mon sujet? demanda-t-elle finalement.
- Ce ne serait pas très facile.
Elle se mit à pleurer.
- Allons, reviens, dit Metzger.
Au bout d'un moment, elle dit:
- Bon, je viens.
Ce qu'elle fit.
III
Les choses alors ne tardèrent pas à devenir curieuses. Si le seul objet derrière sa découverte de ce qu'elle devait appeler le Tristero System ou plus simplement The Tristero (sorte de titre secret) avait été de mettre un terme à son emprisonnement dans sa tour, eh bien, cette nuit avec Metzger devrait logiquement en être le point de départ; logiquement. C'est ce qui la hanterait le plus, peut-être: cette façon qu'ont les choses de s'emboîter, logiquement. Comme si (elle l'avait compris dès son arrivée à San Narciso), tout autour d'elle, s'ordonnait une révélation.
Cette révélation lui vint surtout à travers la collection de timbres qu'avait assemblée Pierce, souvent pour la remplacer, elle, des milliers de petites fenêtres coloriées qui s'ouvraient sur de vastes perspectives d'espace et de temps: des savanes grouillantes de gazelles et d'antilopes, des galions appareillant vers l'ouest et le vide, des Hitler en buste, des couchers de soleil, des cèdres du Liban, des allégories obscures, il passait des heures à les examiner, il oubliait qu'elle existât seulement. Elle n'avait jamais compris cette fascination. À l'idée d'en dresser le catalogue, sa migraine la reprenait. Elle n'y attendait pas la moindre révélation. Or, si tous ses sens n'avaient pas été mis en éveil, d'abord par cette aventure inattendue et toutes ses conséquences, qu'auraient bien pu lui dire ces petites images muettes, étalées comme d'anciennes rivales, victimes elles aussi de la mort de Pierce, et qu'on allait diviser en lots que de nouveaux maîtres allaient s'arracher?
Cette sensibilisation fut accélérée par la lettre de Mucho qu'elle reçut ce soir-là, et ce bar étrange, The Scope, où elle finit par échouer avec Metzger. Elle ne savait plus dans quel ordre s'étaient déroulés ces deux événements. Il n'y avait pas grand-chose dans la lettre, c'était simplement la réponse à ce journal un peu décousu qu'elle lui adressait fidèlement deux fois par semaine. Elle n'avait rien dit de la scène avec Metzger. Mucho finirait bien par savoir. Il irait alors à une de ces soirées-discothèque qu'organisait la chaîne KCUF dans les gymnases et là, dans un de ces trous de serrure géants qui ornent les terrains de basket-ball, il repérerait une petite Sharon, ou Linda, ou Michele, en train de se démener en face d'un garçon, avec des talons, elle aurait tout de suite trois centimètres de plus que lui, dix-sept ans, dans le coup, yeux veloutés qui inévitablement, statistiquement, rencontreraient ceux de Mucho - et les choses iraient aussi loin que possible, super, quand on n'arrive pas à oublier complètement les articles du code concernant le détournement de mineures. C'était déjà arrivé plusieurs fois, elle connaissait la chanson. Mais Œdipa s'était montrée très chic, elle n'en avait parlé qu'une fois, vers trois heures du matin sous un ciel blême: elle lui avait demandé s'il ne se faisait pas du souci, à cause du code pénal. "Bien sûr", avait répondu Mucho au bout d'un moment. Ce fut tout. Mais elle avait cru distinguer dans sa voix une note d'irritation et de panique. Elle s'était alors demandé si l'angoisse affectait la performance. Elle aussi, elle avait eu dix-sept ans, elle riait de tout, et elle avait senti une sorte de tendresse l'envahir, qu'elle n'avait pas trop analysée, de peur de se faire couillonner. Aussi ne lui avait-elle pas posé d'autres questions. L'impossibilité de communiquer avait toujours chez eux une origine vertueuse.
Peut-être parce qu'une intuition lui disait qu'il n'y aurait pas grand-chose dans la lettre, Œdipa examina attentivement l'enveloppe. D'abord elle ne remarqua rien. C'était l'enveloppe type envoyée par Mucho du studio, avec le timbre poste aérienne classique et, à gauche de l'oblitération, une flamme du gouvernement SIGNALEZ TOUTE CORRESPONDANCE OBSCÈNE À VOTRE RECEVEUR DES POTS (POTSMASTER). Puis elle se mit à parcourir la lettre de Mucho à la recherche de grossièretés.
- Metzger, qu'est-ce que c'est, un receveur des pots?
- Un receveur des pots, il est responsable des autoclaves, des canonnières, et des cuisinières à charbon...
Sa voix venait de la salle de bains. Il avait dit cela d'un air docte.
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