Ils arrivèrent parmi les excavateurs, l'absence complète d'arbres, la géométrie hiératique habituelle, ils descendirent en cahotant le long d'une route de sable, qui s'enroulait à flanc de coteau jusqu'à un lac nommé Lake Inverarity. Au milieu, sur une petite île ronde de remblai, entourée de petites vagues bleues, se dressait le centre culturel, reproduction Art nouveau de quelque casino européen fin de siècle, avec des ogives et des coupoles vert-de-grisées. Immédiatement, Œdipa en tomba amoureuse. Les Paranoids finirent par s'extraire de leur voiture avec leurs instruments et se mirent à la recherche de prises où les brancher dans le sable blanc apporté par camions entiers. Œdipa sortit du coffre de l'Impala un panier plein de sandwiches à la courgette et au parmesan qu'elle avait achetés dans un drive-in italien; Metzger arriva avec une énorme Thermos de tequila sour, ils descendirent en désordre le long de la plage jusqu'à une petite marina destinée à ceux qui n'avaient pas leur quai privé directement dans l'eau.
- Oh! les gars! s'exclama Dean, à moins que ce ne fût Serge, si on prenait un bateau?
- Oh! oui, crièrent les filles.
Metzger ferma les yeux et se prit les pieds dans une vieille ancre.
- Pourquoi diable te promènes-tu les yeux fermés, Metzger? lui demanda Œdipa.
- Vol, dit Metzger, ils vont peut-être bien avoir besoin d'un avocat.
Un grondement s'éleva, avec un peu de fumée, parmi la rangée de yachts alignés comme des petits cochons le long du quai, les Paranoids venaient, en effet, de mettre en marche le hors-bord de quelqu'un.
- Allez, venez... crièrent-ils.
Soudain, à une douzaine de bateaux de là, une forme, couverte d'une bâche de polyéthylène bleu, se dressa:
- Baby Igor, j'ai besoin d'aide.
- Je connais cette voix, dit Metzger.
- Vite, dit la bâche bleue, emmenez-moi avec vous.
- Grouille-toi! crièrent les Paranoids.
- Manny Di Presso, dit Metzger, pas particulièrement satisfait.
- Ton ami l'acteur-avocat, dit Œdipa, qui ne l'avait pas oublié.
- Eh, pas si fort, dit Di Presso, remontant le quai dans leur direction avec toute la discrétion que peut apporter à cette opération un cône de polyéthylène bleu. Ils m'observent à la jumelle.
Metzger aida Œdipa à monter à bord du navire sur le point de devenir la proie des pirates, un trimaran d'aluminium de dix-sept pieds baptisé Godzilla puis il empoigna ce qu'il croyait être la main de Di Presso, mais ce n'était que du plastique et, lorsqu'il tira, toute la bâche vint avec et il vit Di Presso planté là, en combinaison de plongeur et avec des lunettes de soleil.
- Je vais m'expliquer, dit-il.
- Dites, là-bas, crièrent deux voix lointaines, presque en chœur, du fond de la plage.
Un homme épais, les cheveux coupés en brosse, très bronzé et avec des lunettes de soleil, lui aussi, s'avançait, un bras replié avec la main à hauteur de poitrine, à l'intérieur de sa veste.
- La caméra tourne? demanda Metzger d'un ton sec.
- Ce n'est pas du cinéma, barrons-nous, dit alors Di Presso en claquant des dents.
Les Paranoids larguèrent les amarres, s'écartèrent du quai en arrière toute, virèrent et s'envolèrent comme une chauve-souris qui s'échappe de l'enfer, et Di Presso faillit bien tomber par-dessus bord. Œdipa se retourna, et elle vit que celui qui les poursuivait avait été rejoint par un autre homme de même stature. Ils portaient tous les deux des costumes gris. Impossible de voir s'ils tenaient des revolvers.
- J'ai laissé ma voiture de l'autre côté du lac, ajouta Di Presso, mais je sais qu'il a mis quelqu'un de garde.
- Qui ça? demanda Metzger.
- Anthony Giunghierrace, répondit Di Presso d'une voix sinistre. Giunghierrace, alias Tony Jaguar.
- Borf.
Di Presso haussa les épaules et cracha dans le sillage.
Les Paranoids chantaient, sur l'air de Adeste Fideles:
Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau.
Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau...
Ils étaient là à chahuter, en essayant de se faire tomber par-dessus bord. Œdipa tentait de se faire toute petite. Elle observait Di Presso. S'il avait vraiment joué le rôle de Metzger pour un feuilleton télévisé, comme Metzger le prétendait, c'était bien une distribution digne de Hollywood: ils n'avaient vraiment rien de commun.
- Tony Jaguar, répéta Di Presso. Un très gros bonnet de la Mafia, Cosa Nostra.
- Vous êtes acteur, dit Metzger. Que pouvez-vous bien avoir à faire avec eux?
- Et avocat aussi. On ne vendra jamais ce feuilleton, Metz, à moins que vous ne fassiez quelque chose de spectaculaire digne de Darrow. Il faut frapper l'opinion publique, peut-être grâce à un procès sensationnel.
- Quel genre?
- Comme ce procès où j'ai l'intention d'attaquer le testament de Pierce Inverarity.
Metzger, malgré tout son sang-froid, en resta baba. Di Presso éclata de rire et lui donna une bourrade.
- Marrant, non?
- Alors il faudrait peut-être en toucher un mot aussi à l'autre exécuteur testamentaire.
Il présenta Œdipa, Di Presso souleva poliment ses lunettes de soleil. Il fit soudain très froid, le soleil s'était caché. Ils levèrent tous les trois les yeux en même temps, inquiets, pour voir se dresser devant eux le centre culturel, la collision semblait inévitable. Avec ses immenses fenêtres en ogive, ses ferronneries végétales, son silence impressionnant, il semblait les attendre. Dean, le Paranoid qui était à la barre, accosta élégamment à un petit quai en bois, tout le monde descendit à terre, Di Presso marcha d'un pas nerveux vers un gigantesque escalier.
- Il faut que je voie pour ma voiture, dit-il.
Œdipa et Metzger, qui portaient les affaires du pique-nique, le suivirent, ils arrivèrent sur un balcon qui surgissait dans l'ombre du bâtiment, et de là, grâce à une échelle de fer, ils parvinrent sur le toit. C'était comme s'ils avaient marché sur un tambour: ils entendaient les échos dans le vide sous eux, ainsi que les hurlements de joie des Paranoids. Di Presso, dans sa combinaison de plongée luisante, escalada le flanc d'une coupole. Œdipa étala une couverture et versa les cocktails dans des gobelets en mousse de plastique blanche comprimée.
- Elle est toujours là, il faudra que j'essaie de m'en sortir, dit le plongeur en redescendant.
- C'est qui votre client? demanda Metzger, son tequila sour à la main.
- C'est le type qui me court après, admit Di Presso en tenant le gobelet entre ses dents pour s'en faire comme un faux nez, en les regardant d'un air malicieux.
- Vous vous sauvez quand vous voyez des clients? demanda Œdipa. Vous fuyez les ambulances?
- Il essaie d'emprunter de l'argent, expliqua Di Presso, et cela depuis que je lui ai dit que je ne pouvais pas obtenir une avance sur règlement dans ce procès.
- Alors vous voulez bien perdre, dit-elle.
- Je ne peux pas y mettre vraiment tout mon cœur, admit Di Presso, et ce n'est pas au moment où je n'arrive pas à payer les traites sur l'XKE 1, que j'ai achetée dans un moment de folie, que je vais lui prêter de l'argent, non?
- Un moment de folie qui aura duré plus de trente ans, fit remarquer Metzger en ricanant.
- Je ne suis pas cinglé au point de ne pas voir quand ça ne va plus, rectifia Di Presso, et pour Tony J..., mes chers amis, eh bien, ça ne va plus du tout. Des dettes de jeu, d'abord, ensuite il semblerait bien qu'il inquiète un peu la Table locale, alors il pourrait être l'objet de sanctions, n'est-ce pas. Et je n'ai pas besoin de ce genre de soucis.
Œdipa le dévisagea, l'œil flamboyant:
- Vous êtes un beau salaud d'égoïste, hein, vous.
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