Tonino Benacquista - Homo erectus

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Homo erectus: краткое содержание, описание и аннотация

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Et s’il existait, au cœur de Paris, une société secrète où les hommes puissent enfin confier leurs dérives sentimentales, leurs expériences rocambolesques, leurs fantasmes inavouables ?
C’est à cette société que ce roman de Benacquista inscrit ses lecteurs et surtout ses lectrices. « Pour certains, il s'agissait d'un rendez-vous réservé aux hommes, où il était question de femmes. D'autres, en mal de solidarité, y voyaient le dernier refuge des grands blessés d'une guerre éternelle. Pour tous, d'où qu'ils viennent et quoi qu'ils aient vécu, c'était avant tout le lieu où raconter son histoire. »

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— Qui s’occupe de la 14 ?

Denis hocha la tête, puis goûta à l’âcre douceur d’un juste mélange de gin et de Campari.

— Elles ont l’air cuites à point, fit Remo.

— Elles regardent vers nous, mais lequel ? demanda David.

Sans se mêler à leur conversation, Denis se prépara un second verre, plus corsé encore, afin de faire disparaître un début de mélancolie qui l’avait saisi à la nuit tombée. L’alcool aidant, ses obsessions, comme les voix de ses collègues, s’estompaient.

— Elle est canon, celle en rouge, dit Remo.

— Je préfère celle de dos.

— Si elle est de dos, comment tu peux savoir ?

— Elle a plus de classe, ça se voit, même de dos. C’est d’ailleurs ça, la classe.

— Moi je dis : elles sont célibataires.

— Non, c’est le genre de dîner : « Ça fait du bien de se retrouver entre filles ». Elles débriefent .

— Elles débriefent ou elles updatent ?

— C’est quoi la nuance ?

— Deux nanas qui ne se sont pas vues depuis un certain temps, elles updatent . Mais si l’une des deux vient de vivre un truc important, elles débriefent .

— On leur fait le coup du digestif maison ?

— Elles ont assez picolé.

— Moi je dis : c’est des bourges. Pas le genre à se taper des serveurs. On n’a aucune chance. Elles ont pris quoi ?

Remo saisit dans une coupelle l’addition que Denis tenait prête.

— Deux girolles, un carpaccio de saint-jacques, un thon à la plancha, deux mi-cuits au chocolat.

— Merde, des intellectuelles.

— Des intellectuelles, mais des chaudes.

— Des intellectuelles chaudes, mais mariées à des cadres sup.

Le verre à la main, Denis se sentit franchir le seuil d’une zone paisible ; il n’était plus en attente ni en souffrance, et ne redoutait plus la logique de l’intruse : si elle s’entêtait à rester indéchiffrable, tant pis pour elle. Sur le coup d’une impulsion, il décida d’en finir avec la conversation absurde qu’il subissait depuis tout à l’heure.

— Celle en rouge s’appelle Myriam, elle bosse dans une chaîne de télé, à la compta. Elle prend des cours de danse moderne. Elle vient de quitter son mec, un « gros lourd » d’après elle, et elle ne cesse de rappeler qu’elle est libre, elle veut que ça se sache. L’autre s’appelle Charlotte, elle habite à Montrouge, elle est assistante de direction, elle vit une aventure avec un commercial de sa boîte mais se prétend « trop coquine pour être fidèle ».

— Bah au moins maintenant on sait qui elles regardent, lâcha Remo.

— Denis ! Propose-leur d’aller boire un verre ailleurs. Fais ça pour nous ! Le temps qu’on fasse connaissance et tu t’esquives en douce.

— M’esquiver ? Pourquoi ?

* * *

Sylvie ne portait pas de vêtements noirs pour tenter d’affiner ses formes, mais des couleurs vives pour les assumer au grand jour. Elle souriait la plupart du temps, même dans les moments graves, même au travail ; ce sourire-là déconcertait souvent ses clients, qui craignaient d’y déceler une moquerie, un détachement impensable pour une pute ; il ne lui servait qu’à résister à la misère morale, à déjouer les pièges de la laideur ordinaire, et rien ne pouvait l’effacer, pas même ses larmes.

— Je ne sais pas comment te remercier de n’avoir pas porté plainte. Demande-moi ce que tu veux.

— Tout ce que je veux ?

— Tu n’arriveras pas à me surprendre.

Yves l’avait invitée dans un café de la place du Châtelet à l’heure où les théâtres se vident et les bars se remplissent. D’habitude, à cette heure-là, elle essorait son dernier client jusqu’à l’exultation, au besoin elle le consolait de sa tristesse post-coïtale, puis elle retournait vers son julot. Devant la télé, une assiette sale dans un coin, il lui demandait tout excité : C’était comment ta journée ? Ce qu’elle traduisait par : T’as fait combien ? Les bons soirs, après les comptes, il la gratifiait d’un : C’est bien bichette , et sortait faire un tour on ne sait où, billets en poche.

— Quitte ce sale con.

— Quoi ?

— Oublie cet enfoiré. Si tu veux continuer à faire la pute, fais-le pour toi, par pour ce pourri.

— Tu peux pas comprendre.

— Si encore tu t’étais entichée d’un vrai voyou, un ennemi public, un évadé par hélicoptère, un bandit d’honneur — paraît qu’il y a des amatrices — je ne me serais pas permis de m’en mêler, mais ce gars-là est un minable et un couard. Ses petits yeux brillent devant les films de gangsters, mais il a besoin de te casser le bras pour se sentir viril. Et puis tu n’es même plus amoureuse, si tu l’as jamais été. Tu as juste pitié.

Comme l’aurait fait un homme amoureux, Yves fit l’éloge de Sylvie, bien plus courageuse et plus généreuse que ce demeuré qui savait flatter en elle le sens du sacrifice. Yves ne lui laissait plus le temps d’argumenter mais cherchait à l’étourdir de paroles, à la brusquer, à forcer la seule décision à prendre.

— Quitte-le. Quitte-le ce soir.

— Il va devenir fou.

— C’est un lâche. Qu’est-ce que tu penses qu’il fera ? Sa seule force est celle que tu lui donnes.

— Je sais.

— Tu ne rentres pas chez toi. Tu pars, loin de Paris. Tu as une adresse ? Quelqu’un qu’il ne connaîtrait pas ?

— …

— Réfléchis, bordel !

— Ma copine Maïté…

— Où ?

— À Biarritz.

Yves regarda sa montre, saisit son téléphone. Pour avoir anticipé cette conversation et ses conséquences, Yves avait choisi de donner rendez-vous à Sylvie au centre de Paris. De là, il pouvait rejoindre n’importe quelle gare en moins de temps qu’il n’en fallait pour la convaincre. Il la prit par la main, l’entraîna au-dehors, posa d’autorité un casque sur sa tête.

— On file gare d’Austerlitz, on a juste le temps.

— … ?

— Le dernier est à 23 h 11, tu seras là-bas à 6 h 53.

— Mais… Je ne peux pas partir comme ça, sans rien, sans prévenir personne !

— Surtout sans prévenir personne.

Incapable de fuir, elle le regarda manœuvrer son scooter en direction du quai de Seine. Il lui ordonna de monter, elle obéit, tétanisée par une autorité qu’elle ne lui connaissait pas, enfourcha l’engin comme elle put, s’accrocha à la sangle et faillit perdre l’équilibre au premier coup d’accélérateur. En traversant le pont de Bercy, il s’arrêta sans couper le moteur et demanda à Sylvie son téléphone.

— Pour quoi faire ?

— Donne, je te dis.

Dès qu’il eut l’appareil en main, Yves le jeta dans la Seine.

— Comme ça, tu ne seras pas tentée de lui répondre, ni de le joindre.

Les cris outragés de Sylvie restèrent bloqués dans sa gorge. Il reprit sa route jusqu’à la gare, laissa son scooter n’importe où, tous deux rejoignirent au pas de course un guichet où il prit un aller simple. À une minute du départ, ils se ruèrent vers le dernier train à quai. Dans sa cavale, elle se sentit légère, fière et fugitive, portée par un souffle, déjà hors d’atteinte.

— Arrivée là-bas, tu files chez ta copine, et tu laisses le temps s’écouler. Tu sais faire ça mieux que personne.

— Et si Grégoire essaie de me joindre ?

— S’il est aussi amoureux que tu le dis, s’il est prêt à assumer cette terrible honte de paraître à ton bras, laisse-le mariner, il attendra. Ou mieux, il te retrouvera.

À bout de souffle, elle dit :

— Je ne… Je ne savais pas… que j’étais encore capable de courir.

Pour ne pas éclater en sanglots, elle éclata de rire, puis grimpa le marchepied de la voiture. Une fois la portière fermée, elle posa la paume de sa main contre la vitre. Yves posa la sienne au même endroit. Elle prononça une longue phrase qu’il ne put entendre.

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