— Je regrettais seulement que ma carapace de misanthropie se soit forgée si tard.
Pourtant, dans sa cinquante-quatrième année, l’humanité s’était rappelée à lui en la personne d’Emma, une collègue du même âge qui vivait seule depuis son veuvage et le départ de ses enfants. Elle liait peu conversation, rasait les murs, et il leur avait fallu se croiser un millier de fois dans les couloirs de leur compagnie, devant les rails du self, sur un quai de métro, pour s’adresser la parole. Ils s’étaient revus au théâtre, parfois le dimanche aux concerts en plein air, et leur dialogue s’était affiné au fil des mois, sans le moindre enjeu, joyeux le plus souvent, serein toujours, et sans doute trop : un rapprochement restait à craindre. S’en serait suivi un scénario aussi tragique que prévisible et, afin d’anticiper d’inévitables complications, il s’était lancé dans une longue confession.
— J’ai prétexté un grave accident qui avait « altéré ma faculté érectile ». Je voulais que ça sonne comme un euphémisme… Connaissant cette partition-là par cœur, je n’ai eu aucun mal à l’émouvoir. Contre toute attente, Emma s’en est trouvée soulagée. Sa propre libido avait disparu en même temps que son mari.
Mais l’idée de passer ses vieux jours auprès d’un dernier compagnon la rassurait. L’âge de la retraite allait bientôt sonner et leur douce amitié avait glissé vers une paisible vie commune. Délivré de toute pression, il goûtait pour la première fois à une intimité partagée en dormant avec une femme au creux de son épaule. Bien vite, le sacrifice de tant d’années de volupté lui avait paru bien moins cruel que les trésors de tendresse dont il avait été privé.
— Hélas un tel bonheur ne pouvait durer. Et Dieu sait combien je l’avais attendu.
Devant un public qui imaginait une fin heureuse à sa triste histoire, il prit son air le plus grave : passé les premières nuits dans leur lit commun, il s’était réveillé frénétique, la queue dressée contre la cuisse d’Emma.
— C’était un ordre du corps, le premier qu’il me donnait avec une telle autorité.
Chaque nuit il désirait Emma un peu plus, et chaque nuit il cachait sa trique de jeune homme en multipliant les esquives. Certes elle aurait pris une telle excitation pour un hommage tardif, mais comment pardonner un mensonge si pernicieux et si diaboliquement détaillé — il avait dépeint son accident avec précision, rapporté mot pour mot le diagnostic des médecins qui ne lui laissait aucune chance de rebander jamais, il avait même décrit, à l’aide d’un croquis, l’absence d’afflux sanguin dans les corps caverneux de sa verge ! Lui qui avait fait le deuil de sa virilité, lui qui avait gagné le lit d’Emma en se prétendant inoffensif, se retrouvait maintenant anéanti par la brutale confiance en lui-même que son membre lui donnait enfin. À l’orée de ses soixante ans, il dut en convenir devant les membres de la confrérie : il avait un problème sexuel.
Saint-Jean le vit quitter l’estrade pour reprendre sa place dans les rangs. Sans cet étonnant retournement, cet homme-là aurait emporté son secret dans la tombe. Philippe regrettait qu’il eût décidé de venir raconter son histoire à ce stade précis de sa liaison avec Emma, et non juste après lui avoir fait l’amour : épilogue inéluctable et prometteur en descriptions inattendues.
Un dernier intervenant se leva pour lire in extenso le journal de bord de son couple, comme s’il était le capitaine d’une expédition et sa femme son fidèle second. Denis Benitez avait respecté les usages en résistant à l’envie de quitter la salle avant la fin de séance. Sa présence au sein de cette confrérie n’avait plus de sens. Il n’y trouverait aucune réponse au grand mystère de la dérobade des femmes. Aujourd’hui, ce combat contre tant d’indifférence l’avait épuisé pour de bon, moralement mais aussi physiquement, il avait besoin de repos. Partir, s’exiler, seul et loin, mais surtout seul, seul, nom de Dieu, une vraie solitude, voulue et non plus subie, une solitude de qualité, une solitude exceptionnelle, classée en bonne place parmi les grandes solitudes de l’Histoire, un retour absolu à soi. Elles allaient bien voir, toutes, que l’on pouvait exister sans elles.
Sur le coup de vingt et une heures, les hommes quittèrent l’établissement pour la toute dernière fois. En attendant de se retrouver dans ce petit musée perdu près de la place des Ternes, Yves, Denis et Philippe se saluèrent à la hâte sur un coin de trottoir — aucun ne proposa de prendre un verre. Denis s’engouffra dans le métro, Philippe rejoignit la station de taxis, et Yves fila sur son scooter vers la place d’Italie. Sans doute le plus pressé des trois, il avait rendez-vous chez lui à vingt-deux heures avec une inconnue.
* * *
À 21 h 40, après avoir rangé le salon et refait son lit, Yves disposait glaçons et bouteilles sur la table basse. Au téléphone, Kris lui avait demandé avant toute chose comment il avait obtenu son numéro, puis elle avait annoncé ses tarifs. Elle lui avait parlé comme lui-même parlait à ses clients, avec le souci d’anticiper les mauvaises surprises. La vraie rencontre en revanche menaçait d’être plus délicate : que dire à une fille dont il ne savait rien, sinon qu’elle était blonde aux yeux noirs, et qu’elle faisait presque tout , aux dires d’un ami. Sans l’avoir jamais vécue, il redoutait la scène de la passe et ses clichés véhiculés par le cinéma, la littérature, l’inconscient collectif et les confidences de bistrot. On avait beau légitimer le plus vieux métier du monde, lui rendre hommage, une femme allait débouler chez lui pour lui ouvrir ses jambes et en repartir avec 250 €. Malgré son rejet de toute idée de romance, l’opération lui paraissait encore crue.
Christelle Marchand, la trentaine passée, exerçait depuis assez longtemps pour prendre les précautions d’usage avec les nouveaux clients. Elle ne recevait pas chez elle, ne racolait pas dans la rue, n’acceptait pas de rendez-vous dans des banlieues trop reculées, ni sans avoir la certitude d’un taxi de retour après vingt et une heures. Elle recrutait sur internet via des sites dûment sélectionnés et s’était constitué un réseau de clients qui lui en trouvaient toujours de nouveaux ; une moyenne de six par jour lui permettait de vivre sans redouter les fins de mois, le chômage, la crise et les krachs boursiers.
Elle arriva à l’heure, accepta un fond de whisky noyé dans le Perrier, glissa dans son sac les billets de cinquante pliés sur un coin de meuble, demanda à Yves s’il désirait quelque chose de particulier. Surpris, il répondit : Non, le truc normal . Détendue, le verre en main, Kris échangea avec son client quelques généralités sur l’imminence du printemps. Elle portait un épais blouson noir, zippé en oblique, décoré de surpiqûres aux épaules, une jupe à mi-cuisses, des cuissardes en daim noires. Il discerna l’innocence de ses traits et l’éclat d’une blondeur sous laquelle on devinait l’enfant qu’elle avait été. Elle se dirigea vers le lit en se déshabillant avec aisance, ses vêtements jetés pêle-mêle à terre. Yves découvrit une culotte lacée à l’arrière et un soutien-gorge de la même dentelle qui révélaient une peau claire et lisse. Il se dévêtit comme un adolescent emprunté, s’assit au bord du lit, puis se glissa sous les draps et enlaça ce corps attendu depuis trop longtemps, chaud d’exhalaisons où se mêlaient le sucré et l’aigre. Il aurait aimé prendre le temps de la contemplation, de l’émotion, profiter de son retour à l’essentiel, retrouver en une longue étreinte tout ce dont il avait été privé, mais son ardeur à la pénétrer le trahissait, et malgré lui ses reins cherchaient déjà un chemin entre les cuisses de Kris. Elle les débarrassa de l’étape du préservatif en quelques secondes et encouragea ce corps trop fébrile à entrer en elle. Prisonnier de ses jambes, incapable de résister à pareille emprise, aspiré tout entier, Yves se laissa entraîner à de furieux va-et-vient accentués par des mains qui agrippaient ses hanches. Elle précipita plus encore le mouvement par de terribles spasmes du vagin qui le contraignirent à jouir. Pendant qu’il se couchait sur le flanc en réprimant un râle, Kris avait déjà fait un nœud au préservatif qu’elle déposa dans une coupelle. Vidé, muet, Yves la vit se diriger vers la douche, en ressortir une minute plus tard, se rhabiller, légitimée par le devoir accompli, prête pour son prochain rendez-vous. Il eut la désagréable impression de s’être fait voler la meilleure part de cette volupté tant espérée. Ne me raccompagnez pas , dit-elle, satisfaite d’avoir bouclé son commerce en si peu de temps. Vous avez mon numéro .
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