– Ça marche très bien, dit Athanagore. On arrive presque à avoir envie de vous engueuler.
— Quand vous y serez tout à fait, dit Petitjean, j’aurai réussi.
Angel se taisait et regardait le bout de la galerie, puis il se retourna et scruta attentivement l’autre côté.
— Quelle direction avez-vous suivi pour creuser ? demanda-t-il à l’archéologue.
Il faisait un effort pour parler naturellement.
— Je ne sais pas, dit l’archéologue. À peu près deux mesures à l’est du méridien…
— Ah… dit Angel. Il restait immobile.
— Il faudrait se décider, dit Petitjean… on y va ou on n’y va pas ?
— Il faudra que je regarde les calculs, dit Angel.
— Qu’y a-t-il ? demanda l’archéologue.
— Rien, dit Angel. Une supposition. Je ne veux pas y aller.
— Bon, dit Petitjean. Alors on s’en retourne. Ils firent demi-tour.
— Vous venez à l’hôtel ? demanda Angel à l’abbé.
— Je vous accompagne, dit Petitjean.
L’archéologue marchait derrière, cette fois, et son ombre était petite à côté de celles de ses deux compagnons.
— Il faut que je me dépêche, dit Angel. Je veux voir Rochelle. Je veux lui dire.
— Je peux lui dire, dit l’abbé.
— Dépêchons-nous, dit Angel. Il faut que je la voie. Je veux voir comment elle est.
— Dépêchons-nous, dit Petitjean. L’archéologue s’arrêta.
— Je vous laisse, dit-il.
Angel revint en arrière. Il était debout devant Athanagore.
— Je vous demande pardon, dit-il. Je vous remercie.
— De quoi ? dit Athanagore, triste.
— De tout… dit Angel.
— Tout est de ma faute…
— Merci… dit Angel. À bientôt.
— Peut-être, dit l’archéologue.
— Allez, amenez votre viande ; au revoir Atha ! cria Petitjean.
— Au revoir l’abbé ! dit Athanagore.
Il les laissa s’éloigner et tourner dans la galerie, puis, il continua derrière eux. Anne attendait tout seul, le long du roc froid ; Angel et Petitjean passèrent et montèrent l’échelle d’argent, et Athanagore arriva, il s’agenouilla près d’Anne et le regarda, et puis sa tête se baissa sur sa poitrine ; il pensait à des choses anciennes, douces, avec un parfum presque évaporé. Anne ou Angel, pourquoi avait-il fallu choisir ?
Aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste.
(Baudelaire,
Fusées. )
Amadis entra dans la chambre d’Angel. Le garçon était assis sur son lit et, à côté de lui, explosait une des chemises du Pr Mangemanche. Amadis cligna des yeux, essaya de s’y faire, mais dut regarder ailleurs. Angel ne disait rien, il avait à peine tourné la tête au bruit de la porte, et il ne bougea pas lorsqu’Amadis s’assit sur la chaise.
— Savez-vous où est ma secrétaire ? demanda Amadis.
— Non, dit Angel. Je ne l’ai pas vue depuis hier.
— Elle a pris ça très mal, dit Amadis, et j’ai du courrier en retard. Vous auriez bien pu attendre jusqu’à aujourd’hui, avant de lui dire qu’Anne était mort.
— C’est Petitjean qui le lui a dit. Je n’y suis pour rien.
— Vous devriez aller près d’elle, et la consoler, et lui dire que seul le travail pourra la tirer de là.
— Comment pouvez-vous dire cela ? dit Angel. Vous savez bien que c’est un mensonge.
— C’est évident, dit Amadis. Le travail, puissant dérivatif, donne à l’homme la faculté de s’abstraire temporairement des inquiétudes et des charges de la vie quotidienne.
— Rien n’est plus quotidien… vous me faites marcher dit Angel. Vous ne pouvez pas dire ça sans rire.
— Je ne peux plus rire depuis longtemps, dit Amadis. Je voudrais bien que Rochelle vienne prendre des lettres et que le 975 revienne.
— Envoyez le taxi, dit Angel.
— C’est fait, dit Amadis. Mais vous pensez comme je m’attends à le revoir.
— Vous seriez idiot, dit Angel.
— Vous allez me dire sans doute que je suis une sale tante, maintenant ?
— La barbe ! dit Angel.
— Vous ne voulez pas dire à Rochelle que j’ai du travail pour elle ?
— Je ne peux pas la voir maintenant, dit Angel. Rendez-vous compte ! Anne est mort hier après-midi.
— Je sais bien, dit Amadis. Avant d’avoir été payé. Je voudrais que vous alliez dire à Rochelle que mon courrier ne peut guère attendre.
— Je ne peux pas la déranger.
— Mais si, dit Amadis. Elle est dans sa chambre.
— Pourquoi me demandiez-vous où elle est ?
— Pour que vous soyez inquiet, dit Amadis.
— Je sais très bien qu’elle est dans sa chambre.
— Alors, ça n’a pas servi, dit Amadis. C’est tout.
— Je vais la chercher, dit Angel. Elle ne viendra pas.
— Mais si.
— Elle aimait Anne.
— Elle coucherait très bien avec vous. Elle me l’a dit. Hier.
— Vous êtes un salaud, dit Angel.
Amadis ne répondit pas. Il paraissait absolument indifférent.
— Elle aurait couché avec moi si Anne était encore vivant, dit Angel.
— Mais non. Même maintenant.
— Vous êtes un salaud, répéta Angel. Un sale pédéraste.
– Ça y est, dit Amadis. Vous l’avez dite, la généralité. Alors, vous allez y aller. Le général pousse au particulier.
— Oui, je vais y aller.
Il se leva et les ressorts du lit gémirent doucement.
— Son lit à elle ne fait pas de bruit, dit Amadis.
— Assez… murmura Angel.
— Je vous devais ça.
— Assez… Je ne peux pas vous supporter… Allez-vous-en…
— Tiens, dit Amadis. Vous savez ce que vous voulez, aujourd’hui ?
— Anne est mort.
— Alors, ça vous libère de quoi ?
— De moi, dit Angel. Je me réveille.
— Mais non, dit Amadis. Vous savez bien que vous allez vous suicider maintenant.
— J’ai pensé à ça, dit Angel.
— Allez d’abord me chercher Rochelle.
— Je vais la chercher.
— Vous pouvez prendre votre temps, dit Amadis. Si vous voulez la consoler… ou autre chose. Mais ne la fatiguez pas trop. J’ai pas mal de courrier.
Angel passa devant Amadis sans le regarder. Le directeur resta assis sur la chaise et attendit que la porte se ferme.
Le couloir de l’hôtel donnait maintenant, d’un côté, directement sur le vide et Angel s’approcha du bord avant de se rendre chez Rochelle. La voie brillait au soleil entre les deux moitiés de l’hôtel, et, de l’autre côté, le couloir reprenait vers les chambres qui restaient. Entre les rails et les traverses, le ballast gris et propre accrochait des éclats de lumière aux pointes micacées de ses éléments.
Elle s’étendait à perte de vue, de part et d’autre des façades, et les tas de traverses et de rails, invisibles pour Angel, de l’endroit où il se trouvait, avaient presque disparu. Deux des conducteurs de camions finissaient d’assembler les pièces des voitures et de la locomotive qui reposait déjà sur les rails, et le chuintement de la poulie du petit engin de levage brodait sur le rouet régulier du moteur à mazout qui l’actionnait.
Angel se retourna et passa deux portes. Il s’arrêta devant la troisième et frappa.
La voix de Rochelle lui dit d’entrer.
Sa chambre avait le même ameublement que les autres, simple et nu. Rochelle était étendue sur son lit. Elle portait la robe de la veille et les couvertures n’étaient pas défaites.
— C’est moi… dit Angel.
Rochelle se redressa et le regarda. Ses yeux s’éteignaient dans sa figure marquée.
— Comment est-ce arrivé ? dit-elle.
— Je n’ai pas pu vous voir hier, dit Angel. Je pensais que Petitjean vous avait dit.
— Il est tombé dans le puits, dit Rochelle. Vous ne pouviez pas le retenir, parce qu’il était si lourd. Je sais comme il était lourd. Comment est-ce arrivé à Anne ?
Читать дальше