— Mais comment camouflent-ils ? demanda l’abbé.
— Ils passent leurs malades à d’autres confrères plus jeunes, au moment où ils vont mourir, et ainsi de suite.
— Il y a là quelque chose qui m’échappe. Si le malade meurt à ce moment, il y a toujours un médecin qui trinque ?
— Souvent, dans ce cas-là, le malade guérit.
— Dans quel cas ? dit l’abbé. Excusez-moi, mais je ne vous suis pas bien.
— Quand un vieux médecin le passe à un confrère plus jeune, dit Athanagore.
— Mais le Dr Mangemanche n’était pas un vieux médecin… dit Angel.
— Quarante, quarante-cinq… estima l’abbé.
— Oui, dit Athanagore. Il n’a pas eu de chance.
— Oh, dit l’abbé, tout le monde tue des gens, tous les jours. Je ne comprends pas pourquoi il a refusé une place d’ermite. La religion a été inventée pour placer les criminels. Alors ?
— Vous avez eu raison de le lui proposer, dit l’archéologue, mais il est trop honnête pour accepter.
— Il est noix, dit l’abbé. Personne ne le lui demande d’être honnête. Qu’est-ce qu’il va faire, maintenant ?
— Je ne pourrais pas dire… murmura Athanagore.
— Il va s’en aller, dit Angel. Il ne veut pas se faire arrêter. Il s’en ira exprès dans un sale endroit.
— Parlons d’autre chose, proposa l’archéologue.
— C’est une bonne idée, dit l’abbé Petitjean. Angel ne dit rien. Tous trois continuèrent à marcher en silence. De temps à autre, ils écrasaient des escargots, et le sable jaune volait en l’air. Leurs ombres progressaient avec eux, verticales et minuscules. Ils pouvaient les percevoir en écartant les jambes, mais par un hasard curieux, celle de l’abbé était à la place de l’ombre de l’archéologue.
Louise :
— Oui.
(François de Curel,
Le Repas du Lion . G. Crés édit., Acte 4, sc. 2, p. 175.)
Le Pr Mangemanche jeta un regard rectiligne autour de lui. Tout semblait en ordre. Le corps de l’interne, sur la table d’opérations, continuait à éclater par places et à bouillonner et c’était la seule chose à arranger. Il y avait dans un coin un grand bac doublé de plomb et Mangemanche roula la table jusque-là, puis il coupa les courroies à coups de bistouri et bascula le corps dans le réservoir. Il revint à l’étagère garnie de bonbonnes et de flacons, en choisit deux, et répandit leur contenu sur la charogne. Puis il ouvrit la fenêtre et s’en alla.
Dans sa chambre, il changea de chemise, se peigna devant la glace, vérifia la position de sa barbiche et brossa ses souliers. Il ouvrit son armoire, repéra la pile des chemises jaunes, la prit avec soin et la porta jusqu’à la chambre d’Angel. Puis sans revenir sur ses pas, sans se retourner, sans émotion, en somme, il descendit l’escalier. Il sortit par la porte de derrière. Sa voiture était là.
Anne travaillait dans sa chambre et le directeur Dudu dictait du courrier à Rochelle. Ils sursautèrent tous trois au bruit du moteur et se penchèrent aux fenêtres. C’était de l’autre côté. Ils descendirent à leur tour, intrigués. Anne remonta presque aussitôt car il avait peur qu’Amadis ne lui fît le reproche d’abandonner son travail aux heures de travail. Le Pr Mangemanche exécuta une volte avant de partir pour de bon, mais le vacarme des engrenages l’empêcha d’entendre ce que lui criait Amadis. Il se borna à agiter la main et, à la vitesse maximum, il absorba la première dune. Les roues agiles dansaient sur le sable et des jets de pulvérin filaient de toutes parts ; à contre-jour, ils formaient des arcs-en-terre du plus gracieux effet. Le Pr Mangemanche goûta cette polychromie.
En haut de la dune, il évita de justesse un cycliste suant, vêtu d’une saharienne de toile cachou du modèle réglementaire et de forts souliers à clous dont les tiges laissaient émerger deux rebords de chaussettes de laine grise. Une casquette complétait la tenue du vélocipédiste. C’était l’inspecteur chargé d’arrêter Mangemanche.
Ils se croisèrent, et Mangemanche salua le cycliste au passage, d’un geste amical. Puis il dévala la pente.
Il regardait ce paysage si propice à l’essai des modèles réduits et il crut sentir dans ses mains la vibration forcenée du Ping 903 au moment où il s’arrachait à son étreinte pour le seul vol réussi de sa carrière.
Le Ping était détruit, Barrizone et l’interne en train de se décomposer, et lui, Mangemanche, filait devant l’inspecteur qui venait l’arrêter, parce que son petit carnet portait un nom de trop dans la colonne de droite, ou un nom de pas assez dans la colonne de gauche.
Il tâchait d’éviter les touffes d’herbes luisantes pour ne pas ravager l’harmonie du désert aux courbes si pures — sans ombres, à cause de ce soleil perpétuellement à la verticale, et tiède seulement, pourtant, tiède et mou. Même à cette allure, il n’y avait presque pas de vent, et, sans le bruit du moteur, il roulerait dans le plus complet silence. Montée, descente. Il lui plut d’attaquer les dunes en oblique. La zone noire se rapprochait capricieusement, tantôt par à-coups brusques, tantôt avec une lenteur imperceptible, selon la direction que le professeur imprimait à son engin mobile. Il ferma les yeux un temps. Il y était presque. Et au dernier moment, il fit pivoter le volant d’un quart de tour, et s’éloigna selon une large courbe dont la sinuosité épousait très exactement l’arête de sa réflexion.
Deux petites silhouettes accrochèrent son regard et le professeur reconnut Olive et Didiche. Accroupis sur le sable, ils s’amusaient à un jeu. Mangemanche accéléra et s’arrêta juste à côté d’eux. Il descendit.
— Bonjour… dit-il. À quoi jouez-vous ?
— On chasse la lumette… dit Olive. On en a déjà un million.
— Un million deux cent douze, précisa Didiche.
— C’est parfait ! dit le professeur. Vous n’êtes pas malades ?
— Non, dit Olive.
— Pas beaucoup… confirma Didiche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Mangemanche.
— Didiche a mangé une lumette.
— C’est ballot, dit le professeur. Ça doit être infect. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que, répondit Didiche. Pour voir. Ce n’est pas si mauvais.
— Il est fou, assura Olive. Je ne veux plus me marier avec lui.
— Tu as raison… dit le professeur. S’il te faisait manger des lumettes, hein, tu vois ça ?
Il caressa la tête blonde de la fille. Sous le soleil, ses cheveux s’étaient décolorés par mèches et sa peau brillait d’un beau hâle. Les deux enfants, agenouillés devant leur panier de lumettes, le regardaient avec un peu d’impatience.
— Vous me dites au revoir ? proposa Mangemanche.
— Vous vous en allez ? demanda Olive. Où vous allez ?
— Je ne sais pas, dit le professeur. Je peux te donner une bise ?
— Pas de blagues, hein ?… dit le garçon.
Mangemanche se mit à rire.
— Tu as peur, hein ? Puisqu’elle ne veut plus t’épouser, elle pourrait bien partir avec moi ?
— Pensez-vous ! protesta Olive. Vous êtes trop vieux.
— Elle préfère l’autre type, le type au nom de chien.
— Mais non, dit Olive. Tu dis des bêtises. Le type au nom de chien, il s’appelle Anne.
— Tu aimes mieux Angel ? dit Mangemanche. Olive rougit et baissa le nez.
— Elle est idiote, affirma Didiche. Il est beaucoup trop vieux aussi. Elle croit qu’il s’occupe d’une petite fille comme elle.
— Tu n’es pas tellement plus âgé qu’elle, dit le professeur.
— J’ai six mois de plus, dit fièrement Didiche.
— Ah, oui… dit Mangemanche. Dans ce cas… Il se pencha et embrassa Olive. Il embrassa aussi Didiche qui était un peu étonné.
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