— Il va tout dégueulasser, Sturmführer !
Rires.
A présent encore il avait cette puanteur dans les narines, sa puanteur. Mais, après ce qu’il avait vécu dans ce camp, cette odeur ne le gênait plus. Ce qu’il avait fini par répondre était bien pire.
— Ma mère…
— Le nom de cette truie ?
— Elisabeth.
— Née ?
— Née… Schreiber.
— Bien, et maintenant la même chose, en une seule phrase, pour le formulaire !
— Ma mère… Elisabeth, née Schreiber…
Coups de pied.
— … cette vieille pute.
— Brave garçon !
— … m’a… tas de merde… chié au monde.
— Ben voilà, on finit quand même par y arriver ! On finira bien par faire de toi un bon Allemand.
Kälterer remarqua aussitôt la forte corpulence de Langenstras, debout devant une des grandes fenêtres, mains croisées dans le dos, contemplant le parc qui s’étendait jusqu’à l’arrière des bâtiments de l’Europahaus. Ses cheveux poivre et sel étaient réglementairement rasés sur la nuque, mais la veste d’uniforme pas entièrement boutonnée laissait la patte de col ornée de l’insigne brodé d’or flotter lâchement contre son cou ridé.
— Heil Hitler, Gruppenführer !
Kälterer se mit au garde-à-vous.
Langenstras se retourna lentement, plongea quelques instants ses yeux dans les siens, détourna brusquement le regard et désigna sans un mot une table et quelques sièges situés près d’une fenêtre, dans le coin droit de la grande pièce aux rayonnages de livres reliés plein cuir. D’un coup d’œil fugace, Kälterer y décela des ouvrages théoriques sur la police et ses méthodes d’investigation, des titres familiers. Il s’assit dans un des trois imposants fauteuils de cuir.
— Voulez-vous boire quelque chose ? Café ?
La voix sombre semblait légèrement voilée.
— Volontiers, merci.
Langenstras pressa un bouton et repoussa une pile de dossiers. Au-dessus de lui était accroché un grand tableau représentant le Führer à la fête des moissons sur le Bückeberg. Suivi d’une nombreuse escorte, un bouquet de fleurs des champs à la main, il gravissait un pré fraîchement coupé. Des paysans en costume traditionnel, des jeunes filles en blouse blanche et des Jeunesses hitlériennes en culottes courtes faisaient la haie d’honneur. Leurs visages exprimaient clairement la solennité avec laquelle ils accueillaient ce moment : le Führer bénissait la moisson et la patrie allemande. Rien d’idéaliste dans ces jeunes visages sérieux, le peintre les avait représentés avec réalisme. Kälterer les connaissait, il les avait déjà vus des centaines de fois, peut-être même en ce jour de janvier 1933, le jour du Redressement national, celui où le Führer avait été nommé chancelier. Il l’avait vu debout à une fenêtre de la chancellerie du Reich, avant les retraites aux flambeaux. « Allemagne, nom sacré, infinie Patrie », avaient chanté les foules. Ça l’avait pénétré jusqu’à la moelle, remué au plus profond de lui-même. Il en avait été, comme Goethe à Valmy. Mais tout cela allait plus loin encore : il avait compris qu’à dater de cet instant commençaient des temps nouveaux qui ne toléraient ni hésitation ni mollesse, où il fallait s’engager corps et âme. Des temps qui allaient tout changer, pour lui aussi. Et il ne voulait pas manquer ça.
Une jeune femme entra par une petite porte et déposa un plateau sur la table. Elle quitta la place après une brève révérence à Langenstras.
— Votre dossier est impressionnant, Sturmbannführer.
Langenstras ouvrit une chemise cartonnée.
— Baccalauréat, service dans la police, carrière rapide dans les différents services de la Sûreté. Extraordinaire pourcentage d’affaires résolues concernant des crimes de sang. Partout, que des appréciations positives. De l’ambition et de la ténacité, grandes capacités d’analyse, faculté d’improvisation.
Il leva les yeux.
— Si, si, tout cela est écrit là-dedans, mon cher Kälterer. Confirmé à Gleiwitz, sur le coup à Venlo, surveillance de l’ennemi en France, lutte contre les bandits en Ukraine, avancements, promotions, excellent partout, l’élite, quoi.
— J’ai fait mon devoir, c’est la moindre des choses que je doive à notre…
— C’est bien, c’est bien, nous ne sommes pas là pour échanger des politesses.
On le lui avait présenté comme un vieux sabreur colérique, toujours bourru, jamais affable. On disait que dans son bureau il avait fait tourner en bourrique les plus solides. Et à présent, c’est lui qui était assis en face de cette légende vivante, ne sachant comment se comporter.
Langenstras se tourna à demi, saisit une carafe et deux verres à cognac sur une étagère.
— Le cognac va bien avec le café.
Langenstras servit, lui tendit un verre et contempla le liquide ambré.
— Vous aimez ça, n’est-ce pas ? Bien sûr, en ce moment je ne suis pas en mesure de vous en offrir du français mais, même ici, nous avons de quoi boire et de quoi faire….
L’alcool avait une consistance onctueuse et douce. Ils avaient même consigné ses boissons préférées dans son dossier. Langenstras savait évidemment qu’on buvait sec dans ses services, comme à la Sûreté d’ailleurs, dans les mess à l’arrière, dans les groupes d’intervention ainsi que dans la Wehrmacht ; sinon, impossible d’accomplir les missions.
— Nous avons là un petit problème, poursuivit Langenstras en reposant son verre, et je crois que vous êtes l’homme de la situation.
Kälterer saisit son regard perçant et se prépara à l’assaut qui allait certainement suivre cette entrée en matière. Porter aux nues ses subordonnés, puis les heurter de front pour les flatter de nouveau, telle était donc la méthode Langenstras. Un procédé ni particulièrement original ni très nouveau, mais efficace, même avec lui.
Langenstras se leva brusquement et alla vers la fenêtre, les mains dans le dos. Il s’y attarda un instant, lui fit face et dit :
— Trahison, Kälterer, la trahison guette, partout !
Il revint vers lui à grands pas, saisit au passage une chemise sur son bureau et le regarda, le rouge au visage.
— Il ne suffit pas d’une poignée de lâches traîtres du corps des officiers supérieurs qui imaginent et exécutent un plan pour attenter à la vie de notre Führer, non, cela concerne beaucoup de monde, dans les ministères, dans les églises, jusque dans nos propres rangs ! Vous connaissiez Arthur Nebe ? Nebe a disparu.
Langenstras le regarda de nouveau dans les yeux :
— A qui peut-on encore se fier, je vous le demande ?
— Je ne le voyais que de loin en loin à la préfecture de police.
Kälterer s’efforçait de conserver une voix calme. En réalité, il avait beaucoup entendu parler de Nebe, le chef de la police criminelle et SS-Gruppenführer, le vétéran, celui qui avait rejoint le mouvement avant 1933 déjà. Jusqu’en novembre 1941, Nebe avait dirigé un groupe d’intervention chargé de nettoyer l’arrière des communistes et des Juifs. Un vrai commando de tueurs. Si un homme comme Nebe changeait de camp, on ne pouvait effectivement plus faire confiance à personne. Les rats intelligents quittaient le navire en premier.
— On a du travail plein les bras pour liquider cette racaille. Ceux qui restent doivent décider de quel côté ils veulent se ranger. Nous ne pouvons plus prendre de gants. Qui n’est pas avec nous est contre nous. Nous allons passer à l’action, et tout de suite.
Kälterer craignit un instant que Langenstras parte dans un long monologue sur le mouvement et ses idées, mais il s’interrompit sans crier gare, se rassit et posa brusquement devant Kälterer le dossier qu’il n’avait pas lâché.
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