« Les tirs de harcèlement des VI sur Londres se poursuivent… »
Ils ne dirent pas à ses parents que Lotti était enceinte et leurs cris d’allégresse firent passer la rapide venue de Fritzchen pour une naissance prématurée. Ce pieux mensonge ne fut jamais remis en question ; on restait ébahi, au contraire, de constater que le petit était aussi vite devenu un si fort gaillard au teint si rose, éclatant de santé, qu’il ait su marcher si tôt et apprenne si vite à parler. Et qu’il était fier de son fils, le dernier rejeton de la famille, et de Lotti, sa jeune femme si distinguée !
« Sous le couvert de brouillards artificiels, l’ennemi a tenté de traverser la Vistule à plusieurs endroits dans les environs de Varsovie… De même, au nord-ouest de la ville, les assauts répétés des bolcheviques ont été repoussés par nos tirs nourris… »
Lotti et Fritzchen, sur une plage de la Baltique, en promenade dans le Harz, à la Pentecôte chez sa mère à la ferme de Guben, Fritzchen au milieu des porcs et des vaches, Fritzchen à dos de cheval, hurlant de peur, Fritzchen dans le jardin de la colonie des jardins ouvriers à jouer avec son ballon de réclame pour Nivea, qui était encore rangé sur la plus haute étagère de la cabane, triste et poussiéreux. Il était presque entièrement dégonflé et il avait du mal à se le représenter roulant dans l’herbe, bien rond, bleu et blanc, avec Fritzchen à qui il échappait toujours…
« La nuit dernière, des attaques terroristes ennemies ont été dirigées contre Mönchen-Gladbach et Budapest… »
Après que le garçon eut passé tous les caps difficiles de la petite enfance et eut été admis à l’école, Lotti s’occupa davantage de l’aménagement de l’appartement. Elle changea peu à peu les vieux meubles qui dataient presque tous de ses parents pour de précieux meubles de style qui lui donnèrent un éclat tout bourgeois. Il était fasciné par son goût, la sûreté de ses nouveaux achats. Tout était en harmonie, styles et couleurs. Chaque soir, quand il fermait la boutique et rentrait chez lui, il était heureux d’avoir épousé une femme qui s’occupait si bien de lui, se souciait de l’éducation du petit, lui aménageait un foyer bien soigné, tout en lui donnant l’impression qu’il pourrait encore faire mieux à l’avenir. Les choses allaient de l’avant…
« Pour compléter le rapport de la Wehrmacht, on annonce… »
Il tourna le bouton du récepteur. Lotti en bas de soie, Lotti sur le lit en robe de chambre, Lotti en robe du soir, le léger parfum de musc, Lotti à l’hôtel Adlon valsant au bal des commerçants nationaux-socialistes, Lotti dans son long manteau de fourrure, sérieuse et en pleurs à l’enterrement de sa mère, applaudissant des deux mains quand Fritzchen présenta son nouvel uniforme des postulants à la Jeunesse hitlérienne… Lotti penchée en avant, retroussant sa robe des deux mains, jambes écartées, Lotti qui se rasait sous les aisselles, Lotti dans la baignoire, la mousse sur son corps, Lotti qui gémissait, arquait le bassin, se retrouvait assise sur lui, en sueur, le corset dérangé et les seins nus… Il sentit de nouveau des élancements dans l’entrejambe.
Pense à autre chose, pense à autre chose…
Il se prit la tête dans les mains, se les passa dans les cheveux. Lotti lui disant : « Fais-le, mais vas-y donc, on en a besoin… Pense à nous aussi, fais-le, accepte, comme ça, on pourra mettre de l’argent de côté… »
Il s’efforçait de rester calme, mais Lotti se tenait devant lui, plus véhémente encore, plus exigeante : « Espèce de poule mouillée, mais tout le monde le fait… »
Il se leva et alla à la fenêtre de l’abri de jardin. La nuit tombait déjà et dans la lumière du soir une gigantesque nuée de corbeaux volait en croassant en direction de la campagne proche.
« Si je me fais prendre, je perdrai tout, et qui s’occupera de vous ? » Voilà ce qu’il avait alors rétorqué à Lotti. Aujourd’hui, cette phrase ne lui arrachait plus qu’un haussement d’épaules. Lotti n’avait plus rien dit, et on n’avait plus jamais reparlé de tout cela…
Tout n’avait pas toujours été rose dans son mariage, leur vie commune n’était pas que paix et joie perpétuelles, il y avait eu des querelles, des malentendus, des disputes véhémentes, mais rien là que de normal, comme dans tous les ménages… De bons moments, et des mauvais.
Comme mises à feu par la main d’un magicien, quelques guirlandes de Noël luirent à l’horizon. Elles étaient si éloignées qu’il s’étonna à peine de ne pas avoir entendu les sirènes.
— Désirez-vous encore quelque chose, Herr Sturmbannführer ?
Kruschke, son nouveau chauffeur, avait soigneusement empilé le linge, accroché aux cintres son second uniforme et ses deux costumes civils, rangé les valises vides sur le dessus de l’armoire. Depuis que Kälterer avait précipitamment quitté le domicile conjugal en 1942, il vivait avec trois bagages. Il ne savait pas si leur appartement était toujours debout, mais s’il était arrivé quelque chose à Merit, on l’en aurait certainement informé.
— Merci, Kruschke, vous pouvez disposer de votre soirée.
Il se débarrassa de son manteau et posa sur la table de chevet, à côté de la bouteille de riesling promise et d’un verre, une bouteille de marc achetée au mess. Il y déposa aussi le dossier et un paquet de cigarettes. La chambre était petite et sobrement meublée. Un lit à la française, une table de chevet avec une lampe démodée, une petite table, une chaise et une armoire, un poêle en faïence. Effectivement, pas un logement digne de son grade. Les hôtels de Varsovie, Riga, Paris ou Biarritz avaient tous été luxueux. Cette chambre était un logement bon marché pour officiers subalternes de passage. Il y en avait d’ailleurs plein le hall enfumé, où l’on côtoyait aussi des civils, des journalistes de pays amis ou neutres.
Avec l’ongle du pouce il trancha le papier du paquet de cigarettes, s’alluma une R6, se versa un verre de vin, prit le dossier et se laissa tomber sur le lit à deux places.
Quand il ouvrit le classeur, plusieurs photos s’en échappèrent. Le lieu du crime sous différents angles : un homme dans une cuisine, sur une chaise, ligoté et tabassé. La joue droite contre le plateau de la table. Du sang partout, des traces de sang séché de la tempe gauche à la nuque, sur la table et sur le linoléum. Des vues de détails révélaient un visage roué de coups.
Il desserra sa cravate et fit glisser ses bretelles, essaya tant bien que mal de retirer ses lourdes bottes. Sa blessure se rappelait à son souvenir par des élancements douloureux. Il s’assit sur le bord du lit en jurant, cramponna des deux mains un talon puis l’autre et de rage balança les bottes contre l’armoire. Il se plongea ensuite dans les rapports du médecin légiste et des fonctionnaires de police.
Jour du crime : 8 octobre 1944. Lieu : Berlin, Höhmannstrasse. Beau quartier de Dahlem. La victime avait été tuée avec le plat d’un tisonnier. Ses tempes, ses yeux et ses joues étaient recouverts d’ecchymoses. Selon le rapport, l’homme avait d’abord été torturé, son visage n’était plus qu’une plaie sanguinolente. Le mort s’appelait Egon Karasek. La femme de ménage l’avait trouvé le jour même du meurtre. Tout l’appartement avait été retourné, toutes les pièces fouillées et saccagées. Pas d’empreintes, excepté celles de la victime. Les policiers n’avaient trouvé ni carte d’alimentation ni le moindre argent liquide.
Personne dans la villa n’avait entendu de cris dans l’appartement du rez-de-chaussée ni de bruit insolite. Excepté une vieille femme à moitié sourde, tous les habitants étaient absents à l’heure du crime. En descendant sa poubelle, la vieille dame avait entendu deux fortes voix d’hommes dans l’appartement de Karasek, et malgré sa surdité, elle était certaine qu’une d’entre elles appartenait au propriétaire de la maison. Toujours selon sa déposition, Karasek recevait souvent des hommes le matin, des relations d’affaires, comme il le lui avait dit une fois lors d’une brève rencontre dans la cage d’escalier. Elle n’en savait pas plus et il n’y avait pas d’autres témoignages dans le dossier.
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