Alors Lourges se résolut à attaquer lui-même.
«Eh bien, dit-il, tu as beau dire, Jules, moi je ne comprends pas qu’à trois hommes ils se soient laissé arranger par un seul. J’en ai vu d’autres que ça, moi.
– C’est vrai, dit Sylvain, conciliant, un homme, c’est un homme.
– Oui, répliqua César, mais il y en a des gros et des petits. Et je voulais dire que dans la douane, ils trouvent de temps en temps leur maître. Ça leur fait du bien.
– Tout le monde trouve son maître, observa Jules.
– Pourtant, reprit Lourges, je ne l’ai pas trouvé souvent.»
Malgré lui, il regardait Sylvain, et son regard devenait plus dur. César s’esclaffa insolemment.
«Y en a pourtant, dit-il avec un rire exaspérant, qu’à côté d’eux le gros Lourges n’est pas plus grand que ça!
– Toi, peut-être?
– Non, pas moi, bien que dans le temps, si j’avais pas aimé les femmes… Mais celui-là, tiens.»
Et il montrait Sylvain dans son coin.
«C’est bon, c’est bon, César», dit Sylvain.
Lourges toisa Sylvain.
«L’ami, dit-il, tu ne m’aurais pas par terre.
– Possible», dit Sylvain, flegmatique.
Mais Jules lui-même se récria:
«Tu ne sais pas ce que tu dis, Lourges!
– Si, soutint le douanier.
– Vas-y, alors, provoqua César.
– Allons, César», voulut dire encore Sylvain.
Mais Lourges interjetait:
«Moi, je ne cane pas, vieux. J’ai jamais reculé devant personne.»
Sylvain comprit qu’il n’y échapperait pas. Il se leva. Et, un peu pâle:
«C’est pas que tu cherches une bataille, camarade? Je ne la crains pas, tu sais.
– On ne le dirait pas.»
Sylvain dédaigna de répliquer.
«Qu’est-ce que tu veux? demanda-t-il. La lutte ou le chausson? La boxe, je ne veux pas. On ne trouverait pas de gants, ici, et ma femme ne veut plus que je m’abîme le portrait.
– La lutte, alors, choisit Lourges. Franc jeu, hein?
– Bien sûr. Au premier qui touche des épaules, on arrête.»
M. Henri, accoutumé à ces mœurs, débarrassa la pièce de la table et des chaises. Jules était allé appeler les agents dans le salon. L’un d’eux s’offrit comme arbitre. Et les deux hommes se dévêtirent, parurent nus, n’ayant gardé que leur pantalon soutenu par la ceinture. Lourges, plus gras, était aussi plus lourd, rond comme un bœuf, avec des mamelles de femme. Sylvain, large de poitrine, avec de longs bras nerveux et secs, était plus mince de hanches, plus élégant aussi.
Autour d’eux on fit cercle. Pour tous ces gens-là, le muscle était roi. Et la vigueur des deux lutteurs, leur aspect impressionnant, soulevait l’admiration.
Germaine, assise sur sa chaise, regardait aussi, sans s’émouvoir autrement. C’était loin d’être la première fois qu’elle voyait Sylvain se battre, en combat amical, ou même pour de bon.
Il y eut un silence. L’arbitre regardait sa montre.
«Allez», dit-il.
Lourges n’avait pas bougé. Il s’était solidement campé sur ses fortes jambes, et, massif, les mains ouvertes pour l’empoignade, attendait. Il savait que s’il pouvait étreindre Sylvain sous les côtes, il avait gagné. Personne ne résistait à l’effroyable constriction de ses bras herculéens.
Mais la tactique de son adversaire le dérouta. Sylvain s’était baissé, il ouvrit les bras, il se jeta, tête basse, sur Lourges. Le douanier, instinctivement, se pencha en avant, durcissant les muscles abdominaux pour supporter le choc. Et il essaya d’empoigner l’adversaire. Mais Sylvain, le dos arrondi, la tête passée sous le bras gauche de l’autre, n’offrait aucune prise. Et il passa son bras, il ceintura Lourges, il l’arracha de terre, irrésistiblement. Lourges voulut se raidir. Il était trop tard. Sylvain se laissait aller sur lui. Et, sous son adversaire, Lourges tomba sur le dos, lourdement, du poids de ses quatre-vingt-dix-sept kilos.
Une clameur monta.
«Et voilà, dit Sylvain, déjà relevé, et qui soufflait violemment.
– Rien à dire, constata l’arbitre, c’est du franc jeu.»
Lourges, pesamment, se relevait à son tour. Il se sentait tout ébranlé, après cette lourde chute. Il eût aimé recommencer. Mais il était comme disloqué, sans force. Il lui faudrait se reposer trois ou quatre jours, avant de retrouver son équilibre.
Les deux lutteurs se rhabillaient. César exultait, proposait des paris invraisemblables aux policiers un peu déçus que la lutte se fût si vite achevée.
«Sans rancune», dit Sylvain à Lourges, avant de s’en aller. Et il lui tendait la main. Lourges la prit.
«Sans rancune», dit-il.
Mais son regard évitait celui de son vainqueur.
César et Sylvain sortirent, prirent leur vélo dans le couloir, derrière le café. Et, à pied, tenant leur bicyclette par le guidon, ils s’en furent avec Germaine. César, surexcité, ne tarissait pas. Sylvain, lui, se taisait, soucieux. Et Germaine, reconquise, se pressait amoureusement contre son homme, en sondant autour d’elle l’inquiétante obscurité des rues.
La seconde fois que Sylvain aida César à monter Tom en Belgique, ce fut encore un mardi. Sylvain en fut content. C’était ce jour-là qu’il avait, la première fois, découvert ce vieux cabaret pittoresque dont le souvenir était resté marqué profondément dans sa mémoire. Et, superstitieusement, il espérait retrouver seule encore la jeune fille de l’autre jour. L’oncle et la tante seraient peut-être de nouveau partis pour Fumes.
Une fois Tom enfermé dans le chenil du marchand de tabac, Sylvain reprit donc le chemin qui rejoignait le canal de Dunkerque. Il marcha bon pas sur la route. Et bientôt, il retrouvait, avec une émotion joyeuse, le cadre singulier et verdoyant de la vieille auberge.
Il comprit alors pourquoi, bien qu’il eût maintes fois suivi ce chemin, il n’avait jamais été frappé de l’attrait du site. D’ordinaire, il ne prenait par la grand-route que pour partir en Belgique. Il avait fallu le hasard de sa promenade, l’autre jour, pour qu’il fît cette route à rebours. Et ce n’était que dans ce sens qu’on pouvait découvrir l’auberge. Dans l’autre sens, elle ne s’apercevait pas, on ne distinguait là qu’un bouquet d’arbres confus. On devait être averti pour deviner qu’il y avait dans ce bosquet la trace d’une ancienne grand-route et les restes d’un vieux pont.
«J’aurais très bien pu, sans le hasard, ne jamais entrer là», pensa le jeune homme.
Et cette idée l’attristant, il la chassa.
Sylvain fit encore deux ou trois cents mètres vers Dunkerque. Il trouva le nouveau pont, le franchit, tourna à droite, et par un petit chemin atteignit les derrières du cabaret. Il y avait là une haie de sureau qui limitait cet ermitage. Une porte à claire-voie était aménagée au milieu. Sylvain s’en approcha, vit qu’elle n’était fermée que par un loquet. Il le souleva, poussa la porte et, hardiment, entra dans le jardin.
«Je finirai toujours par retrouver la façade», pensait-il.
Il suivit une allée centrale, bordée de poiriers taillés en pyramide. Le long des allées transversales s’alignaient des rangées de groseilliers au beau feuillage vert tendre. Tout le jardin était découpé en plates-bandes assez mal tenues. Au milieu, penché vers le sol, un vieil homme ramassait des mauvaises herbes.
«Hé là!» appela Sylvain.
Mais le vieillard ne se retourna pas.
Sylvain continua sa route. Il atteignit un amas assez confus de bâtiments agglomérés un peu au hasard, les uns contre les autres. Il reconnut que ce devaient être les derrières de l’auberge. Mais cet ensemble était noyé dans un fouillis de végétation exubérante, un enchevêtrement de framboisiers incultes, retournés lentement à l’état sauvage, et qui montaient irrésistiblement à l’assaut de la vieille maison. Plus loin, vus par-dessus le haut toit de tuiles rouges, les arbres de l’ancienne grand-route montaient, très grands, rapetissant sous l’épanouissement vigoureux de leurs frondaisons l’auberge qu’ils semblaient abriter.
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