Robert Silverberg - La maison à mi-chemin

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La maison à mi-chemin

par Robert Silverberg

Plus tard, Alfieri se rendit compte que l’on devait sacrifier sa vie si l’on voulait s’en procurer une de rechange. Pour le moment son unique préoccupation était de survivre et cela ne lui laissait guère le temps de philosopher.

Il était l’uomo dal fuoco in bocca, l’homme ayant du feu dans la bouche. Un cancer lui rongeait la gorge. Le voxophone lui permettait de parler ; mais un feu dévorant n’allait pas tarder à le brûler entièrement jusqu’à la moelle et il n’y aurait plus de Franco Alfieri. C’était dur de s’y résigner. Aussi se rendit-il au Transfert pour demander de l’aide.

Il avait l’argent nécessaire. Or, c’était la principale clé qui ouvrait cette grande porte donnant accès aux planètes. Il fallait même beaucoup d’argent. Ceux qui dirigeaient le Transfert ne le faisaient pas par charité pure. Rien que la consommation du courant s’élevait à trois millions de kilowatts à chaque propulsion du Transfert. De quoi alimenter en énergie une ville importante. Mais Alfieri était disposé à payer le prix. De toute façon, il n’aurait bientôt plus besoin d’argent, à moins que les extra-terrestres vers lesquels l’expédierait le Transfert parviennent à lui sauver la vie.

— « Montez sur cette plaque d’assise, » lui dit le technicien. « Posez vos pieds sur les patins triangulaires rouges. Cramponnez-vous bien au garde-fou. Comme ça. Maintenant attendez. »

Alfieri s’exécuta. Il n’avait plus l’habitude qu’on le commande d’un ton aussi bourru, mais il ne tint pas rancune à l’homme pour sa brusquerie. Ce technicien considérait déjà Alfieri comme un riche terrain de culture pour la prolifération des vers. Alfieri mit ses pieds en place et baissa les yeux vers la pointe de ses souliers noirs, qui miroitaient, brillamment cirés. Il agrippa le garde-fou gainé de velours jaune. Puis il attendit la décharge énergétique.

Il savait ce qui allait arriver. Vingt ans auparavant, Alfieri était ingénieur à Milan, lors de l’avènement en Europe de la grille énergétique. Il comprenait le fonctionnement du Transfert aussi bien que tout homme instruit, qui n’est pas mathématicien. Alfieri avait abandonné sa profession d’ingénieur pour fonder un complexe industriel qui s’étendait depuis les Alpes jusqu’à la Méditerranée, mais il gardait le contact avec la technologie. Il en était fier. Il pouvait entrer dans n’importe quelle usine, aller directement vers un établi et faire montre d’une rare compétence en observant le travail d’un ouvrier spécialisé quelconque. À l’encontre de la plupart des grands chefs d’entreprise, ses connaissances n’étaient pas seulement étendues, elles étaient aussi approfondies jusqu’aux moindres détails.

Alfieri savait donc que, lorsque se produirait la décharge énergétique, elle créerait momentanément une modification que l’on nommait singularité, phénomène qui ne prenait naissance dans l’univers qu’au voisinage immédiat d’étoiles arrivées au terme de leur existence. Une étoile qui s’éteint, une super-nova usée engendrent d’habitude autour d’elles-mêmes une faille dans l’univers, une cheminée vers l’inconnu : la singularité. À mesure que l’étoile s’effrite, elle approche de son rayon de Schwarzchild, le point critique où la singularité va l’engloutir. Le temps passe plus lentement pour l’étoile agonisante qui n’est plus très loin de ce rayon ; sa faible lueur tourne visiblement au rouge ; le temps s’accélère jusqu’à l’infini dès que l’étoile est prise et absorbée par la singularité. Or, qu’arrive-t-il à l’homme qui, par hasard, se trouve là ? Il passe également dans la singularité. Un courant d’énergie gravitative d’une puissance formidable le saisit. Il est simultanément étiré à l’extrême limite et comprimé de même, son volume se réduit à zéro, sa densité augmente à l’infini, puis il est violemment propulsé ― quelque part.

Ils n’avaient pas d’étoiles agonisantes disponibles au laboratoire. Mais en y mettant le prix on pouvait provoquer une singularité artificielle. Moyennant des liasses impressionnantes de lires, on obtint une distorsion de l’univers et l’on créa une fissure minuscule dans laquelle Alfieri puisse être propulsé par le Transfert, à l’intersection de plusieurs galaxies, en un lieu où ne sont pas nécessairement incurables les maladies jugées telles sur la Terre.

Alfieri attendit donc l’instant fatidique. C’était un quinquagénaire bien de sa personne, tiré à quatre épingles. Ses cheveux clairsemés, couleur sable, étaient artistement étalés de façon à couvrir la peau hâlée du crâne. Vêtu d’un complet en tweed acheté à Londres en 1995, il portait une cravate vert d’eau assortie et avait au doigt un petit saphir. La décharge d’énergie le prit à l’improviste. L’univers se déchira et Franco Alfieri fut catapulté dans un tourbillon béant vers un endroit dont la philosophie de Newton n’avait jamais rêvé.

— « Vous êtes ici dans la Maison à Mi-Chemin, » dit l’extra-terrestre nommé Vuor.

Alfieri regarda autour de lui. À première vue, le cadre n’avait nullement changé. Il se tenait toujours sur une luisante plaque d’assise en cuivre, s’agrippait à un garde-fou pelucheux. Les murs de quartz de la pièce semblaient les mêmes. Toutefois un être bizarre le dévisageait avec insistance et Alfieri se rendit compte qu’il venait d’être déplacé dans un autre monde grâce au Transfert.

Le visage de l’étranger était pratiquement dépourvu de traits : en bas, il y avait une fente à la place de la bouche, en haut, deux fentes pour les yeux. Pas de narines visibles. Dans l’ensemble, une tête verdâtre et plate, posée sur un cou épais, un buste triangulaire sans épaules, des membres noueux. Alfieri était habitué à rencontrer des étrangers dans les affaires et la vue de celui-ci ne le troubla pas, bien qu’il n’en ait jamais connu de semblable.

Alfieri sentait qu’une transpiration bouillonnante lui sortait des pores. Des langues de feu léchaient sa gorge. Il avait refusé une sédation totale, car Alfieri ne serait plus Alfieri si son cerveau ne pouvait fonctionner normalement. Mais sa souffrance était atroce.

— « Quand pourrai-je être soigné ? » demanda-t-il.

— « Quel est votre mal ? »

— « Un cancer à la gorge. Vous entendez ma voix ? Elle est artificielle. Le larynx a déjà disparu. Une bête malfaisante me ronge. Détruisez-la. »

Les fentes des yeux se fermèrent un moment. Des tentacules se joignirent dans un geste qui pouvait aussi bien exprimer la sympathie, le dédain ou le refus. D’une voix nasillarde et grinçante, Vuor prononça, dans un italien passable : « Nous ne vous soignons pas ici, comprenez-vous. Ici c’est simplement la Maison à Mi-Chemin, le lieu de triage. Nous vous affectons plus loin. »

— « Je sais, je sais. Eh bien, envoyez-moi sur une planète où ils savent guérir le cancer. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Je souffre et je n’ai pas encore envie de mourir. Mon travail sur la Terre est loin d’être fini. Capisce ? »

— « En quoi consiste-t-il, Franco Alfieri ? »

— « Vous n’avez donc pas reçu mon dossier ? »

— « Si. Mais parlez-moi de vous. »

Alfieri haussa les épaules. Ses paumes devenaient si moites qu’il dut lâcher le garde-fou, en souhaitant que l’étranger lui permette de s’asseoir. « Je dirige un complexe industriel, » répondit-il. « Un véritable trust. La S.A. Alfieri. Notre programme est vaste : distribution d’énergie, contrôle de la pollution, cybernétique. Nous nous lançons dans la transformation planétaire. Nos différentes branches d’activité emploient des centaines de milliers d’hommes. Pourtant nous sommes mieux qu’une affaire commerciale à but purement lucratif. Nous sommes les bâtisseurs d’un monde meilleur. Nous… » Il hésita, se rendant compte qu’il parlait maintenant comme un de ses propres sous-fifres chargés des public-relations. « C’est une grosse société, importante et utile. Je l’ai fondée. Je la dirige. »

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