Robert Silverberg - La maison en os
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- Название:La maison en os
- Автор:
- Издательство:Denoël
- Жанр:
- Год:неизвестен
- Город:Paris
- ISBN:2-207-30490-6
- Рейтинг книги:3 / 5. Голосов: 1
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Robert Silverberg
La maison en os
Après le repas du soir Paul se met à frapper sur son tambour et à psalmodier entre ses dents, bientôt accompagné par Marty qui a aussitôt pris le rythme. Et tous deux se lancent dans l’épisode de l’épopée tribale auquel nous allons avoir droit ce soir, comme c’est le cas tous les soirs, tôt ou tard.
Tout cela a l’air très dramatique mais je n’y comprends strictement rien. Ils chantent leur épopée dans cette langue religieuse que je n’ai jamais été autorisé à apprendre. Elle présente avec la langue de tous les jours le même rapport que celui qui existe, je suppose, entre le latin et le français ou l’espagnol. Mais c’est un langage privé, sacré, à usage interne. Pas pour les gens comme moi.
« Allez, raconte, mec ! » braille B.J. « Envoie la sauce ! » crie Danny.
Paul et Marty commencent à s’échauffer. Puis un souffle d’air glacé siffle à travers la maison comme le rabat en peau de renne qui masque l’entrée se soulève, livrant passage à Zeus.
Zeus est le chef de la tribu. Un grand costaud qui commence à s’empâter un peu. L’air féroce, comme de bien entendu. Une grosse barbe striée de gris et des yeux brillants comme des rubis dans un visage buriné par le vent et le temps. En dépit du froid paléolithique, il n’est vêtu que d’un manteau de fourrure noire vaguement jeté autour de ses épaules. L’épaisse toison qui orne sa puissante poitrine a tendance à grisonner elle aussi. Des festons de bijoux signalent son pouvoir et son statut : colliers de coquillages, d’osselets et d’ambre, pendentif de dents de loup jaunes, bandeau d’ivoire, bracelets en os taillé, cinq ou six bagues.
Brusque silence. Habituellement, quand Zeus débarque chez B.J. c’est pour rigoler un peu, écouter des histoires et pincer quelques fesses, mais ce soir il est venu sans aucune de ses femmes et il a l’air préoccupé, sombre. Il pointe un doigt vers Jeanne.
« Tu as vu l’étranger aujourd’hui ? Comment il est ? »
Ça fait toute une semaine qu’il y a un étranger qui rôde près du village, laissant partout des traces – empreintes de pas dans le permafrost, feux de bivouac recouverts en toute hâte, morceaux de silex, restes de viande carbonisés. Toute la tribu est tendue. Les étrangers sont rares. J’étais le dernier, il y a de cela un an et demi. Dieu seul sait pourquoi ils m’ont adopté : sans doute parce que je leur faisais immensément pitié. Mais, à les entendre, ils tueront celui-ci à vue s’ils en ont la possibilité. Paul et Marty ont composé un Chant de l’Étranger la semaine dernière et Marty l’a chanté auprès du feu deux soirs de suite. Comme c’était dans la langue religieuse je n’en ai pas compris un traître mot. Mais les accents en étaient terrifiants.
Jeanne est la femme de Marty. Elle a bien vu l’étranger cet après-midi, près de la rivière, tandis qu’elle relevait le filet à poissons pour le dîner. « Il est court sur pattes, explique-t-elle à Zeus. Plus petit que n’importe lequel d’entre vous, mais avec de gros muscles, comme Gebravar. » Gebravar est le nom que Jeanne me donne. Les membres de la tribu sont costauds, mais ils n’ont jamais fait de culturisme dans leur prime jeunesse. Mes muscles les fascinent. « Il a des cheveux jaunes et des yeux gris. Et il est affreux. Vraiment vilain. Une grosse tête, un gros nez aplati. Il marche les épaules voûtées et la tête basse. » Jeanne frémit. « On dirait un cochon. Une vraie bête. Un gnome. En train d’essayer de voler mes poissons dans le filet, qu’il était. Mais il s’est carapaté quand il m’a vue. »
Zeus écoute, le visage en feu, posant une question de temps en temps – a-t-il dit quelque chose, comment était-il vêtu, est-ce qu’il avait la peau peinte d’une façon ou d’une autre. Puis il se tourne vers Paul.
« C’est quoi, à ton avis ?
— Un fantôme », dit Paul. Ces gens-là voient des fantômes partout. Et Paul, qui est le barde de la tribu, en a tout le temps la tête remplie. Ses poèmes sont farcis de fantômes. Il sent le monde des fantômes faire constamment pression sur le sien. « Les fantômes ont les yeux gris, déclare-t-il. Cet homme a les yeux gris.
— Un fantôme, peut-être, oui. Mais quel genre de fantôme ?
— Quel genre ? »
Zeus lance des éclairs. « Tu devrais écouter tes propres poèmes, crache-t-il. Tu es bouché ou quoi ? C’est un de ces Charognards en train de rôder. Ou le fantôme d’un Charognard. »
Un tohu-bohu général salue ces paroles.
Je me tourne vers Sally. Sally est ma femme. J’ai encore du mal à dire qu’elle est ma femme, mais c’est bel et bien ce qu’elle est. Je l’appelle Sally parce qu’il y avait autrefois une fille, là d’où je viens, que j’envisageais plus ou moins d’épouser, une fille du nom de Sally justement, bien loin d’ici, dans une autre ère géologique.
Je demande à Sally qui sont les Charognards.
« Des gens du temps passé, m’explique-t-elle. Ils vivaient ici quand nous sommes arrivés. Mais ils sont tous morts maintenant. Ils… »
C’est tout ce qu’elle a le loisir de me dire. Zeus se découpe soudain au-dessus de moi. Il m’a toujours considéré avec un mélange d’amusement et de mépris tolérant, mais je perçois à présent une lueur nouvelle dans son regard. « Voilà quelque chose que tu vas faire pour nous, m’annonce-t-il. Il faut un étranger pour trouver un étranger. Telle sera ta tâche. Fantôme ou être de chair et de sang, il faut que la vérité soit faite. Alors toi, demain : tu partiras le chercher et tu le captureras. Compris ? Au point du jour tu iras à sa recherche, et tu ne reviendras pas avant de l’avoir. »
J’essaie de dire quelque chose, mais mes lèvres refusent de bouger. Mon silence semble malgré tout satisfaire Zeus. Il sourit et hoche vigoureusement la tête ; puis il fait demi-tour et replonge majestueusement dans la nuit.
Ils se rassemblent tous autour de moi, en proie à cette espèce d’énervement qui s’empare de vous quand quelqu’un que vous connaissez est l’objet d’une grande distinction. Impossible de dire s’ils m’envient ou me plaignent. B.J. m’écrase entre ses bras, Danny m’envoie une bourrade dans le bras, Paul fait joyeusement résonner son tambour. Marty sort de sa bourse une lame de pierre de plus de vingt centimètres de long, méchamment acérée, et me la colle dans la main.
« Tiens. Prends ça. Il se peut que tu en aies besoin. »
Je regarde ce machin comme s’il me tendait une grenade dégoupillée.
« Écoutez, dis-je. Je ne sais absolument pas comment on fait pour pister et capturer les gens.
— Allons ! fait B.J. Où est le problème ? »
B.J. est architecte. Paul est un poète. Marty chante, mieux que Pavarotti. Danny peint et sculpte. Je les considère comme mes meilleurs copains. Ce sont tous ce que l’on pourrait plus ou moins appeler des hommes de Cro-Magnon. Je n’en suis pas un. Mais ils me traitent comme l’un d’entre eux. À nous cinq, nous faisons une chouette équipe. Sans eux je serais devenu fou ici. Perdu comme je le suis, coupé comme je le suis de tout ce que j’étais et connaissais.
« Tu es fort et rapide, dit Marty. Tu peux le faire.
— Et tu es assez malin, dans le genre un peu frappé qui est le tien, ajoute Paul. Plus que lui. On ne se fait pas de souci. »
S’ils sont parfois un peu condescendants, je suppose que je le mérite. Ce sont des individus bourrés de talent, après tout, fiers des choses qu’ils peuvent faire. À leurs yeux je suis une espèce de demeuré. C’est pour moi une expérience nouvelle. J’étais généralement considéré comme quelqu’un bourré de talent moi aussi, là d’où je viens.
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