Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelque chose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.
Ma lettre à elle était décisive; mais la catastrophe actuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel me confirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait annoncé le général. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je, qu’elle m’agrée au moins pour domestique; je pourrai toujours faire ses commissions.
Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et je l’accompagnai jusqu’au train; je l’installai même dans un wagon.
– Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, me dit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Je l’attends à Moscou.
Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartement du général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’y avait rien de nouveau.
J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtai stupéfait. Mademoiselle Blanche et le général riaient à gorge déployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Comminges était là, elle aussi. Le général était évidemment fou de joie; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par la suite, et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chassé le prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elle était allée un moment chez lui «pour le consoler». Mais le pauvre homme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que, pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles de Blanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train, prendre son vol vers Paris.
Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, je renonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chez moi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de la chambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise, dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à mon entrée; je m’approchai vivement, je regardai… La respiration me manqua.
Je poussai un cri.
– Mais quoi? mais quoi? dit- elle d’un air étrange.
Elle était pâle et morne.
– Comment! mais quoi? Vous! Ici! Chez moi!
– Si je suis venue, c’est tout entière. C’est mon habitude. Vous en jugerez tout à l’heure. Allumez la bougie.
J’allumai la bougie.
Elle se leva, s’approcha de la table, posa devant moi une lettre décachetée en me disant: «Lisez!»
– C’est… c’est l’écriture de De Grillet! m’écriai-je en saisissant le papier.
Mes mains tremblaient, les lignes dansaient devant mes yeux. J’ai oublié les termes précis de la lettre, mais en voici le sens:
«Mademoiselle, – des circonstances malheureuses m’obligent à partir sur-le-champ. Vous ne serez pas sans avoir remarqué que j’ai expressément évité toute explication avec vous. L’arrivée de la vieille dame et sa folie ont mis fin à toutes mes hésitations. Mes propres affaires compromises m’interdisent de continuer à me bercer d’espérances qui jusqu’ici ont été ma seule joie. Je regrette le passé, mais j’espère que vous ne trouverez rien dans ma conduite qui ne soit digne d’un galant homme et d’un honnête homme. À peu près ruiné par la débâcle de votre beau-père, je suis obligé de profiter du peu qui me reste. J’ai déjà chargé mes amis de Pétersbourg de vendre tous les biens qu’il m’avait engagés. Connaissant pourtant la légèreté d’esprit du général, qui a perdu sa fortune par sa faute, j’ai résolu de lui laisser cinquante mille francs et de lui rendre ses engagements, de sorte que vous pouvez maintenant lui reprendre tout ce qu’il vous a fait perdre, en exigeant par voie judiciaire la restitution de vos biens. J’espère, mademoiselle, que le parti que j’ai pris vous sera profitable. J’espère aussi par là avoir rempli les obligations d’un galant homme. Soyez convaincue que votre souvenir est à jamais gravé dans mon cœur.»
– Eh bien! c’est clair, dis-je en m’adressant à Paulina… Attendiez-vous de lui autre chose? ajoutai-je avec indignation.
– Je n’attendais rien, répondit-elle très calme, mais sa voix tremblait. Je suis résolue à tout depuis longtemps. Je le connais. Il a pensé que je chercherais… que j’insisterais… (Elle s’arrêta, sans achever sa phrase, se mordit la lèvre et se tut.) J’avais redoublé de mépris à son égard, attendant ce qu’il ferait. Si le télégramme annonçant l’héritage était venu, je lui aurais jeté à la tête l’argent que lui devait cet idiot… que lui devait mon beau-père, et je l’aurais chassé. Il y a longtemps que je le hais. Oh! ce n’était pas le même homme auparavant, mille fois non! Et maintenant, maintenant!… Avec quel bonheur je lui aurais jeté sur sa vile figure ses cinquante mille francs! Je les lui aurais crachés à la face!…
– Mais, ce papier, cet engagement des cinquante mille francs rendus, il est chez le général, n’est-ce pas? Prenez-le et rendez-le à de Grillet.
– Oh! ce n’est pas cela! ce n’est pas cela!…
– Oui, c’est vrai, ce n’est pas cela. Et la babouschka? m’écriai-je tout à coup.
Paulina me regarda d’un air distrait et impatient.
– Quoi? la babouschka? Je ne puis pas aller chez elle… Et d’ailleurs je ne veux demander pardon à personne, ajouta-t-elle avec irritation.
– Mais que faire? Comment pouviez-vous aimer un tel homme? Voulez-vous que je le provoque en duel? Je le tuerai. Où est-il maintenant?
– Il est à Francfort pour trois jours.
– Un mot de vous, et j’y vais par le premier train, dis-je avec un stupide enthousiasme.
Elle se mit à rire.
– Et s’il vous dit: «Rendez-moi d’abord les cinquante mille francs»? Et puis, pourquoi se battrait-il?… Quelle sottise!
– Où prendre ces cinquante mille francs? répétai-je en grinçant des dents, comme si on pouvait les ramasser par terre! – Écoutez, et M. Astley?
Ses yeux jetèrent des éclairs.
– Eh bien, est-ce que toi-même, tu veux que je te quitte pour cet Anglais? dit-elle avec un regard qui me transperça et un sourire triste. (C’était la première fois qu’elle me disait toi.)
Il semblait que la tête lui tournât. Elle se laissa tomber sur le divan.
J’étais comme foudroyé. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. – Quoi donc? Elle m’aimait! Elle était venue à moi et non pas à M. Astley, elle, seule, une jeune fille, dans ma chambre, elle s’était délibérément compromise aux yeux de tous, et moi j’étais là, devant elle, sans rien comprendre!
Une pensée étrange me vint.
– Paulina, donne-moi seulement une heure, et… je reviendrai. C’est… c’est nécessaire. Tu verras. Reste ici, attends-moi.
Je m’enfuis sans répondre à la question qu’elle me jeta.
Oui, parfois, une pensée bizarre, impossible, s’enfonce si fortement dans l’esprit qu’on finit par la prendre pour une réalité. Plus encore, – cette pensée est fortifiée par le désir, un désir irrésistible et fatal.
Quoi qu’il en soit, cette soirée est pour moi inoubliable. Un vrai miracle, – bien justifié par l’arithmétique, mais un miracle tout de même.
Il était déjà dix heures un quart. Je cours à la gare avec le ferme espoir, l’assurance presque de gagner. Jamais je n’avais été autant ni si étrangement ému.
Il y avait encore du monde; car c’est l’heure où les vrais joueurs, ceux pour qui il n’y a au monde que la ROULETTE, commencent leur journée.
Je m’assieds à la table même où la babouschka avait d’abord gagné puis perdu tant d’argent. Juste en face de moi, sur le tapis vert, était écrit le mot passe. Je tire de ma poche mes vingt louis et je les jette sur ce mot: passe.
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