– Tu vois! ça revient pour nous. Si nous avions mis quatre mille florins au lieu de douze louis, nous aurions gagné quatre autres mille florins. C’est toujours toi…
Tout à coup de Grillet se rapprocha. Je remarquai, en me retournant, que mademoiselle Blanche, à l’écart avec sa mère, faisait la cour au petit prince. Il était clair que le général était en disgrâce; Blanche ne le regardait même pas. Il pâlissait, rougissait, tremblait, ne suivait même plus le jeu de la babouschka. Enfin, Blanche et le petit prince sortirent. Le général les suivit.
– Madame, madame, dit d’une voix doucereuse de Grillet. Babouschka, madame, on ne joue pas ainsi, vraiment!
– Et comment, alors? Apprends-moi à jouer.
De Grillet se mit à lui donner des conseils, à calculer les chances: la babouschka n’y comprenait rien. Enfin, il prit un crayon et se mit à écrire des combinaisons. La babouschka perdit patience.
– Va-t’en, tu dis des bêtises! «Madame! Madame!» et quand il faut agir, alors il ne sait plus, le conseilleur! Va-t’en!
– Mais, madame!
Et il recommença ses explications.
– Eh bien! mets donc une fois comme il dit, m’ordonna-t-elle; nous allons voir.
De Grillet voulait seulement la détourner de jouer trop gros jeu. Il conseillait de jouer à la fois sur un chiffre à part et sur un système de chiffres. Je misai suivant ses conseils: un louis sur chaque série de nombres impairs dans la première douzaine et cinq louis sur le groupe de nombres de douze à dix-huit et de dix-huit à vingt-quatre: en tout seize louis.
– Zéro! cria le croupier.
Nous perdions tout.
– Quel imbécile! s’écria la babouschka. Ah! le vilain Français! Va-t’en! va-t’en! Il n’y comprend rien et il se mêle de conseiller!
De Grillet, très vexé, leva les épaules, regarda la babouschka avec mépris et s’éloigna.
En une heure nous avions perdu les douze mille florins.
– Rentrons! cria la babouschka.
Elle ne dit pas un mot jusqu’à l’allée qui conduisait à l’hôtel. Là, elle s’écria tout à coup: «Vieille sotte!…» À peine entrée, elle cria:
– Du thé! et préparez tout: nous partons.
– Où daignez-vous aller, ma petite mère? demanda Marfa.
– Est-ce que ça te regarde? Potapitch, fais les malles, nous retournons à Moscou. J’ai perdu quinze mille roubles!
– Quinze mille roubles, ma petite mère!
– Allons! imbécile! as-tu fini de pleurnicher? Vite la note et en route!
– Le premier train ne part qu’à neuf heures et demie, babouschka, lui dis-je pour calmer un peu son ardeur.
– Quelle heure est-il?
– Sept heures et demie.
– Quel ennui! Tant pis! Alexis Ivanovitch, je n’ai pas un kopeck. Va me changer encore deux obligations, autrement je n’aurai pas de quoi partir.
Une demi-heure après, ma commission faite, je trouvai tous les nôtres, – à l’exception de Paulina, – chez la babouschka. La nouvelle de son départ les consternait plus encore que ses pertes. Il est vrai que son départ sauvait sa fortune; mais qu’allait devenir le général? Qui payerait de Grillet? Mademoiselle Blanche attendrait-elle la mort de la babouschka? N’allait-elle pas partir avec le petit prince ou quelque autre?…
Tout le monde s’efforçait donc de retenir la vieille dame; mais elle criait à pleine voix:
– Fichez-moi la paix, tas de diables! Ça ne vous regarde pas! Et que me veulent ces quatre poils de bouc? (Elle montrait de Grillet.) Et toi, bel oiseau, que me veux-tu? (Elle parlait à mademoiselle Blanche.)
– Diantre!… murmura mademoiselle Blanche, dont les yeux étincelaient de colère. Puis elle éclata de rire et sortit en criant au général: «Elle vivra cent ans!»
– Ah! ah! c’est sur ma mort que tu comptais? dit la babouschka au général. Va-t’en!… Alexis Ivanovitch, mets-les tous à la porte! Mais de quoi vous mêlez-vous? C’est mon argent, à moi, que j’ai perdu!
Le général haussa les épaules et sortit. De Grillet le suivit.
– Qu’on appelle Praskovia, commanda la babouschka à Marfa.
Cinq minutes après, Marfa revint avec Paulina, qui était restée dans sa chambre avec les enfants. Son visage était triste et soucieux.
– Praskovia, est-il vrai que cet imbécile, ton beau-père, veut épouser cette sotte petite Française, une actrice ou peut-être pis encore? Hein?
– Je ne sais pas, babouschka, mais… on peut croire…
– Assez! interrompit énergiquement la babouschka, je comprends tout. Ç’a toujours été le plus futile, le plus vide des hommes. Il se targue de son grade; et moi, je sais l’histoire des télégrammes envoyés à Moscou: «La vieille va-t-elle bientôt mourir?» On attendait l’héritage! Sans argent, cette ignoble fille… cette… de Comminges, n’est-ce pas?… n’en voudrait pas même pour valet, de ce fameux général avec ses fausses dents. Et elle est riche elle-même, dit-on; elle prête sur gages. Elle a du l’acquérir proprement, cet argent! Toi, Praskovia, je ne t’accuse de rien. Je ne veux pas réveiller de vieux griefs. Tu as mauvais caractère, tu es un vrai taon, et tes piqûres sont mauvaises. Mais je te plains quand même, car j’aimais ta mère, Katia. Veux-tu les laisser tous et venir avec moi? Tu ne sais où aller, et, d’ailleurs, il n’est pas convenable que tu restes avec eux dans ces conditions. Tais-toi, – continua la babouschka en imposant silence à Paulina, qui voulait répondre, – je n’ai pas fini. Je ne te demande rien. J’ai un palais à Moscou, tu le sais. Je t’offre un étage entier. Tu resteras dans ton appartement sans même me voir, si ça te plaît. Veux-tu, oui ou non?
– Permettez-moi d’abord de vous demander si vous êtes irrévocablement décidée à partir tout de suite?
– Ai-je donc l’air de plaisanter, ma petite mère? Je l’ai dit et je le ferai. J’ai été nettoyée aujourd’hui de quinze mille roubles à votre roulette mille fois maudite. Dans mon district, j’ai promis depuis longtemps de faire construire en pierre une église de planches, et je me suis laissé souffler ici la somme que je destinais à cela! Eh bien! je ferai quand même mon église.
– Et les eaux, babouschka? Vous êtes venue ici pour suivre un traitement.
– Et va donc avec tes eaux! Ne me mets pas en colère, Praskovia! Je crois que tu as pris à tâche de m’irriter! Viens-tu avec moi, oui ou non?
– Je vous remercie beaucoup, beaucoup, babouschka, pour l’asile que vous m’offrez. Vous avez compris ma situation, je vous en suis reconnaissante; j’irai chez vous, et bientôt peut-être. Mais, maintenant, pour des motifs… importants… je ne puis me décider tout de suite. Si vous restiez encore une quinzaine…
– Cela veut dire que tu refuses!
– Cela veut dire que je ne peux pas. Puis-je laisser ici mon frère et ma sœur? Et comme… comme… il se peut qu’on les abandonne… alors… Si vous me preniez moi et les enfants, babouschka, j’irais certainement avec vous, et je tâcherais de mériter vos bontés, ajouta-t-elle avec chaleur. Mais sans les enfants, je ne puis accepter.
– C’est bien! Ne pleure pas! (Paulina ne semblait pas avoir l’intention de pleurer, et, de fait, elle ne pleurait jamais.) Je trouverai de la place aussi pour les poussins. Ma maison est assez grande. D’ailleurs, il est temps de les envoyer à l’école. Et alors, tu ne viens pas tout de suite? Prends garde, Praskovia, je te veux du bien, et je n’ignore pas pourquoi tu restes. Je sais tout, Praskovia; le petit Français ne te conduira pas au bien.
Paulina prit feu. Je tressaillis.
«Tous sont au courant, excepté moi!» pensai-je.
– Allons! ne te fâche pas; je ne veux pas appuyer là-dessus. Seulement, prends garde… tu comprends? Tu es intelligente, ce serait dommage. Et assez! Je voudrais n’avoir vu personne d’entre vous. Va-t’en. Adieu!
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