Parfois, la raison semblait lui revenir. Un jour que nous étions seuls, elle se pencha vers moi et prit ma main dans sa petite main maigre et brûlante de fièvre.
«Vania, me dit-elle: quand je serai morte, marie-toi avec Natacha!»
Cette idée, je crois, la hantait depuis longtemps. Je lui souris sans répondre. Elle sourit alors aussi, me menaça de son petit doigt décharné avec un air malicieux et m’embrassa.
Trois jours avant sa mort, par un merveilleux soir d’été, elle demanda qu’on levât le store et qu’on ouvrît la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le jardin; elle regarda longuement la verdure touffue, le soleil couchant et, brusquement, pria qu’on nous laissât seuls.
«Vania, me dit-elle d’une voix à peine distincte car elle était déjà très faible, je vais bientôt mourir, très bientôt, et je voulais te dire de ne pas m’oublier. Voici ce que je te laisserai en souvenir (et elle me montra un grand sachet qui pendait à son cou avec sa croix). Maman m’a laissé cela en mourant. Quand je serai morte, tu ôteras ce sachet, tu le prendras pour toi et tu liras ce qu’il y a dedans. Je leur dirai aujourd’hui qu’on ne donne ce sachet qu’à toi. Quand tu auras lu ce qui est écrit dedans, va chez LUI et dis-lui que je suis morte et que je ne LUI ai pas pardonné. Dis-lui aussi que j’ai lu l’Évangile il y a peu de temps; on y dit: «Pardonnez à tous vos ennemis.» J’ai lu cela et pourtant je ne LUI ai pas pardonné, car les derniers mots que maman m’a dits avant de mourir, quand elle pouvait encore parler, ont été: «JE LE MAUDIS.» Et moi aussi je LE maudis, pas à cause de moi, mais à cause de maman… Raconte-lui comment maman est morte, et comment je suis restée seule avec la Boubnova; raconte-lui que tu m’as vue chez la Boubnova, raconte-lui tout, tout, et dis-lui que j’ai préféré encore rester chez la Boubnova que d’aller chez lui…»
En disant cela, Nelly devint toute pâle; ses yeux brillaient et son cœur se mit à battre si violemment qu’elle se laissa retomber sur ses oreillers et resta plusieurs minutes sans pouvoir parler.
«Appelle-les, Vania, me dit-elle enfin d’une voix faible; je veux leur dire adieu à tous. Adieu, Vania!»
Elle me serra bien fort, bien fort dans ses bras pour la dernière fois. Tous nos amis entrèrent. Le vieux ne pouvait comprendre qu’elle allait mourir; il ne pouvait admettre cette idée. Jusqu’au dernier moment, il se disputa avec nous à ce sujet et assura qu’elle allait certainement se rétablir. Il était tout desséché d’inquiétude: il avait passé des jours entiers et même des nuits au chevet de Nelly. Les dernières nuits, il n’avait littéralement pas fermé l’œil. Il s’efforçait de prévenir le moindre caprice, le moindre désir de Nelly, et lorsqu’il sortait de chez elle, il pleurait amèrement; mais, une minute après, il se reprenait à espérer et à affirmer qu’elle allait retrouver sa santé. Il avait rempli sa chambre de fleurs. Un jour, il lui acheta un énorme bouquet de magnifiques roses blanches et rouges: il était allé les chercher loin pour en faire cadeau à sa petite Nelly… Tout cela agitait beaucoup l’enfant. Elle ne pouvait pas ne pas répondre de tout son cœur à cette affection que tous lui témoignaient. Ce soir-là, le soir où elle nous dit adieu, le vieillard ne voulut jamais que ce fût pour toujours. Nelly lui souriait et toute la soirée elle s’efforça de paraître gaie, elle plaisantait avec lui, riait même… En la quittant, nous espérions presque, mais, le lendemain, elle ne pouvait déjà plus parler. Elle mourut deux jours après.
Je vois encore le vieillard orner de fleurs son petit cercueil et contempler avec désespoir son visage émacié et sans vie, son sourire figé, ses mains croisées sur sa poitrine. Il la pleura comme on pleure un enfant. Natacha, moi, tous, nous essayâmes de le consoler, mais il était inconsolable, et il tomba gravement malade après l’enterrement de Nelly.
Anna Andréievna me remit le sachet qu’elle avait ôté du cou de Nelly. Dans ce sachet, se trouvait la lettre de la mère de Nelly au prince. Je la lus le jour de la mort de l’enfant. Elle maudissait le prince, lui disait qu’elle ne pouvait lui pardonner, décrivait la dernière période de sa vie, toutes les horreurs auxquelles elle abandonnait Nelly et le suppliait de faire quelque chose pour elle. «C’est votre enfant, écrivait-elle; c’est votre fille, et vous SAVEZ qu’elle est VÉRITABLEMENT VOTRE FILLE. Je lui ai dit d’aller vous trouver quand je serais morte et de vous remettre cette lettre. Si vous ne repoussez pas Nelly, peut-être que je vous pardonnerai LÀ-HAUT et qu’au jour du Jugement dernier je me dresserai devant le trône de Dieu et supplierai le divin Juge de vous remettre vos péchés. Nelly connaît le contenu de cette lettre; je la lui ai lue; je lui ai TOUT expliqué, elle sait TOUT, TOUT…»
Mais Nelly n’avait pas exécuté la dernière volonté de sa mère; elle savait tout, mais elle n’était pas allée trouver le prince et elle était morte irréconciliée.
Après l’enterrement, je me rendis dans le jardin avec Natacha. C’était une journée chaude et lumineuse. Ils partaient dans une semaine. Natacha posa sur moi un long regard étrange.
«Vania, me dit-elle, Vania, c’était un rêve, n’est-ce pas?
– Qu’est-ce qui était un rêve? lui demandai-je.
– Tout, me répondit-elle, toute cette année. Pourquoi ai-je détruit ton bonheur?
Et dans ses yeux je lus:
«Nous aurions pu être heureux ensemble pour toujours!»
Fin