La cause principale de son heureuse transformation était, bien entendu, l'issue de son procès. Il lui était revenu soixante mille roubles: c'était peu de chose, évidemment, mais pour lui, c'était beaucoup. Il se retrouvait sur un terrain solide; il savait qu'il ne gâcherait pas stupidement ces dernières ressources comme il avait fait des autres, et qu'il les ménagerait pour la durée de son existence. «Ils peuvent bien bouleverser à leur gré l'édifice social, et nous corner aux oreilles tout ce qu'ils voudront, – songeait-il parfois, en considérant les choses belles et excellentes qui se réalisaient autour de lui et dans la Russie entière, – les hommes peuvent changer, les idées aussi, moi je n'en ai cure: je sais que j'aurai toujours à ma disposition un petit dîner soigné, comme celui que je savoure en ce moment-ci, et, quant au reste, je suis bien tranquille.» Cette tournure d'esprit bourgeoise et voluptueuse avait transformé peu à peu jusqu'à sa personne physique: l'hystérique agité de jadis avait complètement disparu, et avait fait place à un nouvel homme, à un homme gai, ouvert, posé. Même, les rides inquiétantes, qui s'étaient montrées un instant autour de ses yeux et sur son front, s'étaient presque effacées; et son teint s'était modifié, était devenu blanc et rose.
Il était confortablement installé dans un wagon de première classe, et son esprit ravi caressait une pensée charmante. Il y avait une bifurcation à la gare suivante. «J'ai donc le choix: si tout à l'heure je quitte la ligne directe pour bifurquer à droite, je pourrais faire une visite, deux stations plus loin, à une dame que je connais bien, qui revient à peine de l'étranger et qui se trouve là-bas dans une solitude fort avantageuse pour moi, mais fort ennuyeuse pour elle: voilà de quoi s'occuper d'une manière aussi intéressante qu'à Odessa, d'autant plus qu'il sera toujours temps de gagner ensuite Odessa…» Il hésitait encore, et n'arrivait pas à se déterminer; il attendait la secousse soudaine qui le déciderait. Cependant la station était proche et la secousse ne venait pas.
Il y avait à cette gare un arrêt de quarante minutes, et le dîner était servi pour les voyageurs. À la porte de la salle d'attente des première et seconde classes il y avait un attroupement de gens qui se bousculaient pour mieux voir: sans doute, il se produisait là quelque scandale. Une dame, descendue d'un compartiment de deuxième classe, fort jolie, mais trop élégamment mise pour une voyageuse, entraînait presque de force un uhlan, un jeune et charmant officier, qui cherchait à se dégager de ses mains. Le jeune officier était parfaitement ivre, et la dame, probablement une parente, son aînée, l'empêchait de courir au buffet, pour recommencer à boire. Le uhlan heurta, dans la foule, un jeune marchand, également ivre, au point de n'avoir plus sa raison. Ce jeune marchand n'avait pas quitté la gare depuis deux jours, était resté là à boire et à dépenser son argent avec des camarades, sans trouver le temps de poursuivre sa route. Il y eut une querelle, l'officier cria, le marchand se fâcha, la dame était au désespoir, cherchait à couper court à la dispute, à entraîner le uhlan, et lui criait d'une voix suppliante:
– Mitinka! Mitinka!
Le jeune marchand trouva cela révoltant. Tout le monde riait aux éclats, mais lui, il se jugeait profondément offensé dans sa dignité.
– Eh bien quoi? «Mitinka!» fit-il en singeant la petite voix aiguë et suppliante de la dame. Vous n'avez pas honte, devant le monde!
La dame s'était laissée tomber sur une chaise et était parvenue à faire asseoir le uhlan près d'elle; le jeune marchand s'approcha en titubant, les regarda d'un air de mépris, et hurla une injure.
La dame poussa des cris déchirants, et regarda autour d'elle, avec angoisse, si personne ne viendrait à son aide. Elle était honteuse et terrifiée. Pour comble, l'officier se leva de sa chaise, vociféra des menaces, voulut se jeter sur le marchand, glissa et retomba en arrière, sur sa chaise. Les rires augmentèrent, mais personne ne songeait à leur porter secours. Le sauveur, ce fut Veltchaninov: il prit le marchand au collet, le fit tourner sur lui-même, et l'envoya rouler à dix pas de la jeune femme épouvantée. Ce fut la fin du scandale: le jeune marchand, calmé soudain par la secousse et par l'inquiétante stature de Veltchaninov, se laissa emmener par ses camarades. L'allure imposante de ce monsieur si bien mis fit son effet sur les rieurs: les rires cessèrent. La dame, toute rougissante, les larmes aux yeux, lui exprima avec effusion sa reconnaissance. Le uhlan bégaya: «Merci! merci!» et voulut tendre la main à Veltchaninov, mais changea d'idée, se coucha sur deux chaises, et allongea les pieds vers lui.
– Mitinka! gémit la dame, avec un geste d'horreur. Veltchaninov était fort satisfait de l'aventure et de son issue. La dame l'intéressait; c'était évidemment une provinciale aisée, mise sans goût, mais avec coquetterie, de manières un peu ridicules, – tout ce qu'il faut pour donner bon espoir à un fat de la capitale qui a des vues sur une femme. – Ils causèrent: la dame lui raconta l'histoire avec feu, se plaignit de son mari «qui avait tout à coup disparu, et qui était la cause de tout… Il disparaissait toujours au moment où l'on avait besoin de lui…».
– Il est allé… bégaya le uhlan.
– Oh! voyons! Mitinka! interrompit-elle toute suppliante.
– Bon! gare au mari! songea Veltchaninov.
– Comment s'appelle-t-il? demanda-t-il tout haut, j'irai à sa recherche.
– Pa…l Pa…litch, bredouilla le uhlan.
– Votre mari se nomme Pavel Pavlovitch? demanda curieusement Veltchaninov.
Au même moment, la tête chauve qu'il connaissait fort bien surgit entre lui et la dame. En un instant, il revit le jardin des Zakhlébinine, les jeux innocents, l'insupportable tête chauve qui s'interposait toujours entre lui et Nadéjda Fédoséievna.
– Ah! vous voilà, enfin! cria la jeune femme d'un ton rageur.
C'était Pavel Pavlovitch en personne; il regarda Veltchaninov avec stupéfaction et avec terreur, et resta pétrifié, comme à la vue d'un fantôme. Son ahurissement fut tel que, pendant un bon moment, il n'entendit rien des reproches violents que sa femme lui adressait avec une extrême volubilité. À la fin il comprit, vit ce qui le menaçait et trembla.
– Oui, c'est votre faute, et ce monsieur – elle désignait ainsi Veltchaninov – a été vraiment pour nous un ange sauveur, et vous… vous, vous êtes toujours parti, quand on a besoin de vous…
Veltchaninov éclata de rire.
– Mais nous sommes de vieux amis, des amis d'enfance! s'écria-t-il en regardant la dame stupéfaite, et en posant familièrement, d'un air protecteur, sa main droite sur l'épaule de Pavel Pavlovitch, qui souriait vaguement, tout pâle; – ne vous a-t-il jamais parlé de Veltchaninov?
– Non, jamais, fit-elle après avoir cherché.
– En ce cas, présentez-moi à votre femme, oublieux ami!
– En effet, ma chère Lipotchka, monsieur Veltchaninov, que voici…
Il s'embrouilla, se perdit, ne put continuer. Sa femme, toute rouge, le regardait d'un œil furieux, évidemment parce qu'il l'avait appelée Lipotchka.
– Et figurez-vous qu'il ne m'a même pas fait part de son mariage, et qu'il ne m'a pas invité à la noce; mais je vous en prie, Olympiada…
– Semenovna, acheva Pavel Pavlovitch.
– Semenovna, répéta le uhlan qui s'endormait.
– Je vous en prie, Olympiada Semenovna, pardonnez-lui, faites-moi cette grâce, en l'honneur de notre rencontre… C'est un excellent mari!
Et Veltchaninov frappa amicalement sur l'épaule de Pavel Pavlovitch.
– J'étais allé à l'écart, ma chère petite, pour une petite minute seulement, dit Pavel Pavlovitch, pour s'excuser.
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