Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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– Pardon, mais alors, si l'on ne vous reçoit plus dans la maison, comment avez-vous pu causer avec Nadéjda Fédoséievna?

– Eh mais! on peut causer par-dessus le mur!… Vous avez remarqué la petite rousse? dit-il en souriant. Eh bien! elle est tout à fait avec nous; et Maria Nikitichna aussi; c'est un vrai serpent que cette Maria Nikitichna… Qu'avez-vous donc à faire la grimace? Vous avez peur du tonnerre?

– Non, je suis souffrant, très souffrant…

Veltchaninov venait d'être pris d'une douleur subite dans la poitrine; il se leva et marcha par la chambre.

– En ce cas, je vous dérange… Ne vous gênez pas, je m'en vais tout de suite.

Et le jeune homme se leva de sa place.

– Vous ne me gênez pas le moins du monde, ce n'est rien, fit très doucement Veltchaninov.

– Ce n'est rien, comme dit Kobylnikov quand il a mal au ventre… Vous vous rappelez, dans Chtchédrine? Aimez-vous Chtchédrine?

– Sans doute!

– Moi aussi… Eh bien! Vassili… pardon! Pavel Pavlovitch, finissons-en! reprit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, très aimablement, avec un sourire. – Pour que vous compreniez mieux, je vous pose encore une fois la question, très nettement: consentez-vous à renoncer demain, officiellement, en présence des parents et en ma présence, à toutes vos prétentions sur Nadéjda Fédoséievna?

– Je ne consens à rien du tout, fit Pavel Pavlovitch en se levant, avec impatience et colère; et je vous prie, encore une fois, de me laisser en paix… car tout cela n'est qu'un enfantillage et une sottise.

– Prenez garde! répondit le jeune homme avec un sourire arrogant, en le menaçant du doigt, – ne faites pas de faux calculs… Savez-vous où peut vous mener une erreur pareille dans vos calculs? Je vous préviens que dans neuf mois, quand vous aurez dépensé beaucoup d'argent, que vous vous serez donné beaucoup de mal, et que vous reviendrez, vous serez bien obligé à renoncer de vous-même à Nadéjda Fédoséievna; et si alors vous n'y renoncez pas, les choses tourneront mal pour vous… Voilà ce qui vous attend, si vous vous obstinez!… Je dois vous prévenir que vous jouez à présent le rôle du chien qui défend l'approche du foin – pardonnez, ce n'est qu'une comparaison: – ni soi-même, ni personne! Je vous le répète charitablement: réfléchissez, tâchez de réfléchir sérieusement au moins une fois dans votre vie.

– Je vous prie de me faire grâce de votre morale! cria Pavel Pavlovitch en fureur. Et quant à ce qui est de vos confidences compromettantes, dès demain je prendrai des mesures, et des mesures radicales!

– Mes confidences compromettantes? Qu'est-ce que vous entendez par là? c'est vous qui êtes un polisson, si de pareilles choses vous viennent en tête. Au reste, j'attendrai jusqu'à demain; mais si… Bon! encore le tonnerre!… Au revoir; je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance, dit-il à Veltchaninov.

Et il se sauva, pressé de devancer l'orage et d'éviter la pluie.

XV RÈGLEMENT DE COMPTES

– Avez-vous vu? Avez-vous vu? s'écria Pavel Pavlovitch en bondissant vers Veltchaninov, sitôt que le jeune homme fut sorti.

– Eh! oui, vous n'avez pas de chance! fit Veltchaninov.

Il n'eût pas laissé échapper cette parole s'il n'eût été exaspéré par la douleur croissante qui lui torturait la poitrine. Pavel Pavlovitch tressaillit comme s'il ressentait une brûlure.

– Eh bien, et votre rôle, à vous, dans tout cela? C'est sans doute par compassion pour moi que vous ne m'avez pas rendu le bracelet, hein?

– Je n'ai pas eu le temps…

– C'est parce que vous me plaigniez de tout votre cœur, comme un véritable ami plaint un véritable ami?

– Eh bien, soit! je vous plaignais, dit Veltchaninov, commençant à s'emporter.

Cependant, il lui raconta en quelques mots comment il avait été forcé d'accepter le bracelet, comment Nadéjda Fédoséievna l'avait contraint à se mêler de cette affaire…

Vous comprenez bien que je ne voulais m'en charger à aucun prix; j'ai déjà bien assez d'ennuis sans cela!

– Vous vous êtes laissé attendrir, et vous avez accepté! ricana Pavel Pavlovitch.

– Vous savez bien que ce que vous dites là est stupide; mais il faut vous pardonner… Vous avez vu tout à l'heure que ce n'est pas moi qui joue le rôle principal dans cette affaire!

– Enfin, il n'y a pas à dire, vous vous êtes laissé attendrir.

Pavel Pavlovitch s'assit et remplit son verre.

– Vous vous imaginez que je vais céder la place à ce gamin? Je le briserai comme un fétu, voilà ce que je ferai! Dès demain, j'irai là-bas, et je mettrai bon ordre à tout cela. Nous balaierons toutes ces puérilités…

Il vida son verre presque d'un trait et s'en versa un autre; il agissait avec un sans-gêne extraordinaire.

– Ha! ha! Nadenka et Sachenka, les charmants enfants! Ha! ha! ha!

Il ne se tenait plus de fureur. Un violent coup de tonnerre éclata, tandis que brillait un éclair, et la pluie se mit à tomber à torrents. Pavel Pavlovitch se leva et alla fermer la fenêtre.

– Il vous demandait tout à l'heure si vous avez peur du tonnerre… Ha! ha! Veltchaninov, avoir peur du tonnerre… Et puis son Kobylnikov! c'est bien cela, n'est-ce pas? oui, Kobylnikov!… Et puis vos cinquante ans! Ha! ha! Vous vous rappelez? fit Pavel Pavlovitch d'un air moqueur.

– Vous êtes installé ici… – dit Veltchaninov, qui pouvait à peine parler, tant il souffrait, – moi, je vais me coucher… Vous ferez ce qu'il vous plaira.

– On ne mettrait pas un chien dehors par un temps pareil! grogna Pavel Pavlovitch, blessé de l'observation, et presque enchanté qu'une occasion lui permît de se montrer offensé.

– C'est bon! restez assis, buvez… passez la nuit comme il vous plaira! murmura Veltchaninov; il s'allongea sur le divan et gémit faiblement.

– Passer la nuit ici?… Vous n'avez pas peur?

– Peur de quoi? demanda Veltchaninov en relevant brusquement la tête.

– Mais que sais-je, moi? L'autre fois vous avez eu une peur terrible, au moins à ce qu'il m'a semblé…

– Vous êtes un imbécile! cria Veltchaninov hors de lui; et il se tourna vers le mur.

– C'est bon, n'en parlons plus! fit Pavel Pavlovitch.

À peine le malade se fut-il étendu qu'il s'endormit. Après la surexcitation factice qui l'avait tenu debout toute cette journée et dans ces derniers temps, il restait faible comme un enfant. Mais le mal reprit le dessus et vainquit la fatigue et le sommeil: au bout d'une heure, Veltchaninov se réveilla et se dressa sur le divan avec des gémissements de douleur. L'orage avait cessé; la chambre était pleine de fumée de tabac, la bouteille était vide sur la table, et Pavel Pavlovitch dormait sur l'autre divan. Il s'était couché tout de son long; il avait gardé ses vêtements et ses bottes. Son lorgnon avait glissé de sa poche et pendait au bout du fil de soie, presque au ras du plancher. Son chapeau avait roulé à terre, non loin de lui.

Veltchaninov le regarda avec humeur et ne l'éveilla pas. Il se leva et marcha par la chambre: il n'avait plus la force de rester couché; il gémissait et songeait à sa maladie avec angoisse.

Il en avait peur, non sans motif. Il y avait longtemps qu'il était sujet à ces crises, mais, au début, elles ne revenaient qu'à de longs intervalles, au bout d'un an, de deux ans. Il savait que cela venait du foie. Cela commençait par une douleur au creux de l'estomac, ou un peu plus haut, une douleur sourde, assez faible, mais exaspérante. Puis la douleur grandissait, peu à peu, sans discontinuer, parfois pendant dix heures, à la file, et finissait par avoir une telle violence, par être si intolérable, que le malade voyait venir la mort. Lors de la dernière crise, un an auparavant, après cette exacerbation progressive de la douleur, il s'était trouvé si épuisé qu'il pouvait à peine bouger encore la main; le médecin ne lui avait permis durant toute cette journée qu'un peu de thé léger, un peu de pain trempé dans du bouillon. Les crises survenaient pour des motifs très divers; mais toujours elles apparaissaient à la suite d'ébranlements nerveux excessifs. Elles n'évoluaient pas toujours de la même manière: parfois on parvenait à les étrangler dès le début, dès la première demi-heure, par l'application de simples compresses chaudes; d'autres fois, tous les remèdes restaient impuissants, et l'on n'arrivait à calmer la douleur à la longue qu'à force de vomitifs; la dernière fois, par exemple, le médecin déclara, après coup, qu'il avait cru à un empoisonnement.

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