Maintenant, il y avait encore loin jusqu'au matin, et il ne voulait pas que l'on cherchât un médecin tant qu'il ferait nuit; au reste, il n'aimait pas les médecins. À la fin, il ne se contint plus, et il gémit tout haut. Ses plaintes réveillèrent Pavel Pavlovitch; il se souleva sur son divan et resta assis un moment, effaré, écoutant et regardant Veltchaninov, qui courait comme un fou par les chambres. Le vin qu'il avait bu avait si bien produit son effet qu'il fut longtemps sans retrouver ses esprits; enfin il comprit, s'approcha de Veltchaninov; l'autre balbutia une réponse.
– C'est du foie que cela vient; oh! je connais bien cela! fit Pavel Pavlovitch avec une volubilité surprenante, – Petr Kouzmitch et Polosoukhine ont eu tout à fait la même chose, et c'était le foie… Il faut mettre des compresses bien chaudes. Petr Kouzmitch usait toujours de compresses… C'est qu'on peut en mourir! Voulez-vous que je coure appeler Mavra, dites?
– Ce n'est pas la peine, ce n'est pas la peine! – fit Veltchaninov à bout de forces, – je n'ai besoin de rien.
Mais Pavel Pavlovitch était, Dieu sait pourquoi, tout à fait hors de lui, aussi bouleversé que s'il se fût agi de sauver son propre fils. Il ne voulut rien entendre et insista avec feu: il fallait absolument mettre des compresses chaudes et puis, par là-dessus, avaler vivement, d'un trait, deux ou trois tasses de thé faible, aussi chaud que possible, presque bouillant. Il courut chercher Mavra, sans attendre que Veltchaninov le lui permît, la ramena à la cuisine, fit du feu, alluma le samovar; en même temps, il décidait le malade à se coucher, le déshabillait, l'enveloppait d'une couverture; et au bout de vingt minutes, le thé était prêt, et la première compresse était chauffée.
– Voilà qui fait l'affaire… des assiettes bien chaudes, brûlantes! – dit-il avec un empressement passionné, en appliquant sur la poitrine de Veltchaninov une assiette enveloppée dans une serviette. – Nous n'avons pas d'autres compresses, et il serait trop long de s'en procurer… Et puis des assiettes, je peux vous le garantir, c'est encore ce qu'il y a de meilleur; j'en ai fait l'expérience moi-même, en personne, sur Petr Kouzmitch… C'est que, vous savez, on peut en mourir!… Tenez, buvez ce thé, vivement: tant pis, si vous vous brûlez!… Il s'agit de vous sauver, il ne s'agit pas de faire des façons.
Il bousculait Mavra, qui dormait encore à demi; on changeait les assiettes toutes les trois ou quatre minutes. Après la troisième assiette et la seconde tasse de thé bouillant, avalée d'un trait, Veltchaninov se sentit tout à coup soulagé.
– Quand on parvient à se rendre maître du mal, alors, grâce à Dieu! c'est bon signe! s'écria Pavel Pavlovitch.
Et il courut tout joyeux chercher une autre assiette et une autre tasse de thé.
– Le tout, c'est d'empoigner le mal! Le tout, c'est que nous arrivions à le faire céder! répétait-il à chaque instant.
Au bout d'une demi-heure, la douleur était tout à fait calmée; mais le malade était si exténué que, malgré les supplications de Pavel Pavlovitch, il refusa obstinément de se laisser appliquer «encore une petite assiette». Ses yeux se fermaient de faiblesse.
– Dormir! dormir! murmura-t-il d'une voix éteinte.
– Oui, oui! fit Pavel Pavlovitch.
– Couchez-vous aussi… Quelle heure est-il?
– Il va être deux heures moins un quart.
– Couchez-vous.
– Oui, oui, je me couche.
Une minute après, le malade appela de nouveau Pavel Pavlovitch, qui accourut et se pencha sur lui.
– Oh! vous êtes… vous êtes meilleur que moi!… Merci.
– Dormez, dormez! fit tout bas Pavel Pavlovitch.
Et il retourna vite à son divan, sur la pointe des pieds.
Le malade l'entendit encore faire doucement son lit, ôter ses vêtements, éteindre la bougie, et se coucher à son tour, en retenant son souffle, pour ne pas le troubler.
Veltchaninov dut s'endormir, sans doute, aussitôt que la lumière fut éteinte; il se le rappela plus tard très nettement. Mais, durant tout son sommeil, jusqu'au moment où il se réveilla, il lui sembla, en rêve, qu'il ne dormait pas, et qu'il ne pouvait arriver à s'endormir, malgré son extrême faiblesse.
Il rêva qu'il se sentait délirer, qu'il ne parvenait pas à chasser les images obstinément pressées devant son esprit, bien qu'il eût pleinement conscience que c'était là des visions et non des réalités. Il reconnaissait toute la scène: sa chambre était pleine de gens, et la porte, dans l'ombre, restait ouverte; les gens entraient en foule, montaient l'escalier, en rangs serrés. Au milieu de la chambre, près de la table, un homme était assis, exactement comme dans son rêve d'il y a un mois. De même qu'alors, l'homme restait assis, accoudé sur la table, sans parler; mais cette fois il portait un chapeau entouré d'un crêpe. «Comment? c'était donc Pavel Pavlovitch, l'autre fois aussi?» pensa Veltchaninov; mais, en considérant les traits de l'homme silencieux, il se convainquit que c'était quelqu'un d'autre. «Mais pourquoi donc porte-t-il un crêpe?» songea-t-il. La foule pressée autour de la table parlait, criait, et le tumulte était terrible. Ces gens semblaient plus irrités contre Veltchaninov, plus menaçants que dans l'autre rêve; ils tendaient les poings vers lui, et criaient à tue-tête; que criaient-ils, que voulaient-ils, il ne parvenait pas à le comprendre.
«Mais voyons, tout cela n'est que du délire! songea-t-il, je sais bien que je n'ai pu m'endormir, que je me suis levé, que je suis debout, parce que je ne pouvais rester couché, tant je souffrais!…» Et pourtant les cris, les gens, les gestes, tout lui apparaissait avec une si parfaite netteté, avec un tel air de réalité, que par moments il lui venait des doutes: «Est-ce bien vraiment une hallucination que tout cela? Que me veulent-ils donc, ces gens, mon Dieu! Mais… si tout cela n'est pas du délire, comment est-il possible que ces cris ne réveillent pas Pavel Pavlovitch? Car enfin il dort, il est là, sur le divan!»
À la fin, il arriva ce qui était arrivé dans l'autre rêve: tous refluèrent vers la porte et se ruèrent dans l'escalier, et furent rejetés dans la chambre par une nouvelle foule qui montait. Les nouveaux arrivants portaient quelque chose, quelque chose de grand et de lourd; on entendait résonner dans l'escalier les pas pesants des porteurs; des rumeurs montaient, des voix hors d'haleine. Dans la chambre, tous crièrent: «On l'apporte: on l'apporte!» Les yeux étincelèrent et se braquèrent, menaçants, sur Veltchaninov; et violemment, du geste, on lui désigna l'escalier. Déjà, il ne doutait plus que tout cela fût, non pas une hallucination, mais une réalité; il se haussa sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite, par-dessus les têtes, ce qu'on apportait. Son cœur battait, battait, battait, et soudain, exactement comme dans l'autre rêve, trois violents coups de sonnette retentirent. Et de nouveau ils étaient si clairs, si précis, si distincts, qu'il n'était pas possible qu'ils ne fussent pas réels!… Il poussa un cri et se réveilla.
Mais il ne courut pas à la porte, comme l'autre fois. Quelle idée subite dirigea son premier mouvement?… Est-ce même une idée quelconque qui à ce moment le fit agir?… Ce fut comme si quelqu'un lui disait ce qu'il fallait faire; il se dressa vivement sur son lit, se jeta en avant, droit vers le divan où dormait Pavel Pavlovitch, les mains tendues, comme pour prévenir, repousser une attaque. Ses mains rencontrèrent d'autres mains, tendues vers lui; il les saisit fortement; quelqu'un était là, debout, penché vers lui. Les rideaux étaient fermés, mais l'obscurité n'était pas complète; il venait une faible lueur de la pièce voisine, qui n'avait pas de rideaux opaques. Tout à coup, une douleur terrible lui déchira la paume et les doigts de la main gauche, et il comprit qu'il avait saisi fortement de cette main le tranchant d'un couteau ou d'un rasoir. Au même moment, il entendit le bruit sec d'un objet qui tombait à terre.
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