Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit:
– c'est vous qui avez écrit cela?
– oui, éminence.
– ce sont des doctrines infâmes! -et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant: sortez d'ici!
– alors, Johannès s'avança jusqu'à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce, il dit:
– éminence, je n'ai pas voulu vous offenser; si je l'ai fait, j'en demande pardon.
Le Cardinal criait plus fort: sortez d'ici ou j'appelle! Johannès se releva et partit. -tous mes vieux liens sont rompus, fit-il, en me quittant.
– il était si sombre que je n'eus pas le courage de le questionner!
Il y eut un silence. Carhaix s'en fut sonner ses volées, dans la tour; sa femme enleva le dessert et la nappe; des Hermies prépara le café; Durtal roula, pensif, sa cigarette.
Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s'écria:
– tout à l'heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu'il ne pouvait posséder même une cloche? Il est vrai que cette règle s'est un peu relâchée, car elle était par trop difficile à observer et par trop dure! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule!
– ainsi que la plupart des abbayes, alors.
– non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l'honneur de la sainte et triple Hypostase!
– mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises?
– c'est-à-dire qu'autrefois il l'était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons; les cloches d'un couvent ne devaient point sonner quand les cloches de l'église entraient en branle. Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait aux masses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de la congrégation des rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu'une église cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies; aujourd'hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu'elles sont plus ou moins riches!
Mais ce n'est pas tout de causer, où sont les petits verres?
La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s'en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voix basse:
– je n'ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l'effraient, mais j'ai reçu une singulière visite, ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage.
Qu'ont-ils eu ensemble? Je l'ignore; toujours est-il que Gévingey est dans un fichu état!
– qu'a-t-il, au juste? Demanda Durtal.
– je n'en sais absolument rien. Je l'ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d'aiguilles du côté du coeur. J'ai constaté des troubles nerveux et c'est tout; ce qui est plus inquiétant, c'est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n'est ni cancéreux ni diabétique.
– ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu'on n'envoûte plus les personnes avec des images de cire et des épingles, avec la " Manie " ou la " Dagyde ", comme cela s'appelait, au bon vieux temps?
– non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j'ai confessé, ce matin, m'a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l'affreux chanoine.
Ce sont là, paraît-il, les secrets irrévélés de la magie moderne.
– ah! Mais voilà qui m'intéresse, fit Durtal.
– je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, reprit des Hermies, en allumant sa cigarette.
Eh bien! Docre possède dans des cages, et il les emporte en voyage, des souris blanches. Il les nourrit d'hosties qu'il consacre et de pâtes qu'il imprégne de poisons savamment dosés. Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, les tient au-dessus d'un calice, et, avec un instrument très aigu il les perce de part en part.
Le sang coule dans le vase et il l'emploie comme je vous l'expliquerai tout à l'heure, pour frapper ses ennemis de mort. D'autres fois, il opère sur des poulets, sur des cochons d'Inde, mais, dans ce cas il use non point du sang, mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi des tabernacles exécrés et vénéneux.
D'autres fois encore, il se sert d'une recette inventée par la société satanique des Ré-théurgistes Optimates dont je t'ai déjà parlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, de pain eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain, d'acétate de morphine et d'huile d'aspic.
Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait plus périlleuse encore; il gave des poissons saintes espèces et de toxiques habilement gradués; ces toxiques sont choisis parmi ceux qui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniques l'homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissons sont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège, Docre les retire de l'eau, les laisse pourrir, les distille, et il en extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendre fou!
Cette goutte s'emploie, paraît-il, à l'extérieur. De même que dans les Treize de Balzac, c'est en touchant les cheveux, qu'on détermine la démence ou que l'on empoisonne.
– bigre! Fit Durtal, j'ai bien peur qu'une larme de cette huile ne soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey!
– ce qui est capiteux dans cette histoire, c'est moins la bizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l'état d'âme de celui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe à l'époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtres qui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du Moyen Age!
– des prêtres! Non, un seul, et quel prêtre! Fit remarquer Carhaix.
– du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d'autres en usent. L'envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en 1879, à Châlons-sur-marne dans un cercle démoniaque dont le chanoine faisait, il est vrai, partie; en 1883, en Savoie, on prépara, dans un groupe d'abbés déchus, l'huile dont j'ai parlé. Comme vous le voyez, Docre n'est pas le seul qui pratique cette abominable science; des couvents la connaissent; quelques laïques même la soupçonnent.
– mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles et soient actives; tout cela n'explique pas comment on maléficie avec elles de près ou de loin un homme.
– ça, c'est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens, pour atteindre l'ennemi que l'on vise.
Le premier et le moins usité est celui-ci: le magicien se sert d'une voyante, d'une femme qui s'appelle, dans ce monde-là, " un esprit volant ", c'est une somnambule qui, mise en état d'hypnotisme, peut se rendre en esprit où l'on veut qu'elle aille. Il est dès lors possible de lui faire porter, à des centaines de lieues et à la personne qu'on lui désigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cette voie, n'ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sans même soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sont rares, elles sont dangereuses, car d'autres personnes peuvent aussi les fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Cela vous explique comment les gens tels que Docre ont recours au second moyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans le Spiritisme, l'esprit d'un mort et à l'envoyer frapper, avec le maléfice préparé, la victime. Le résultat est le même, mais le véhicule change.
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