– enfin, reprit Des Hermies, tout se sait, en dépit des plus adroites précautions, à la longue.
Je n'ai parlé jusqu'ici que des associations sataniques locales; mais il en est d'autres, plus étendues, qui ravagent les Deux Mondes, car- et cela est bien moderne-le Diabolisme est devenu administratif, centralisateur, si l'on peut dire. Il a maintenant des Comités, des sous-comités, une sorte de Curie qui réglemente l'Amérique et l'Europe, comme la Curie d'un Pape.
La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte à l'année 1855, c'est la Société des Ré-théurgistes Optimates. Elle se divise, sous une apparente unité, en deux camps: l'un, prétendant détruire l'univers et régner sur ses décombres; l'autre, rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont il serait l'archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle était autrefois dirigée par Longfellow qui s'intitulait grand prêtre du Nouveau Magisme Evocateur; elle a eu, pendant longtemps, des ramifications en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche, jusqu'en Turquie.
Elle est, à l'heure actuelle, ou bien effacée ou même peut-être tout à fait morte; mais une autre vient de se créer; elle a pour but, celle-là, d'élire un anti-pape qui serait l'Antéchrist exterminateur. Et je ne vous cite là que deux sociétés, mais combien d'autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètes qui, toutes, d'un commun accord, à dix heures du matin, le jour de la Fête du Saint-sacrement, donc, célèbrent à Paris, à Rome, à Bruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Ecosse où les sorciers foisonnent, des messes noires!
Puis, en dehors de ces associations universelles ou de ces assemblées locales, les cas isolés abondent, sur lesquels la lumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années, mourut, au loin, dans la pénitence, un certain comte De Lautrec qui faisait don aux églises de statues pieuses qu'il maléficiait pour sataniser les fidèles? à Bruges, un prêtre que je connais contamine les Saints Ciboires, s'en sert pour apprêter des malengins et des sorts; enfin, l'on peut, entre tous, citer un cas très net de possession; c'est le cas de Cantianille qui bouleversa, en 1865, non seulement la ville d'Auxerre, mais encore tout le diocèse de Sens.
Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont-saint-sulpice, fut violée, dès qu'elle eut atteint sa quinzième année, par un prêtre qui la voua au diable. Ce prêtre avait été, lui-même, pourri, dès son enfance, par un ecclésiastique qui faisait partie d'une secte de possédés, créée le soir même du jour où fut guillotiné Louis Xvi.
Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemment exaspérées par l'hystérie, s'associèrent aux démences érotiques et aux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s'y méprendre les procès de la magie d'antan, les histoires de Gaufredy et de Madeleine Palud, d'Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, du jésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il y aurait, au point de vue de l'hystéro-épilepsie, d'une part, et du diabolisme, de l'autre, beaucoup à dire. Toujours est-il que Cantianille, renvoyée du couvent, fut exorcisée par un certain prêtre du diocèse, l'abbé Thorey, dont la cervelle ne paraît pas avoir bien résisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, de telles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques, que l'Evêque dut intervenir.
Cantianille fut chassée du pays; l'abbé Thorey fut frappé disciplinairement et l'affaire alla à Rome.
Ce qui est aussi curieux, c'est que l'Evêque, terrifié par ce qu'il avait vu, donna sa démission et se retira à Fontainebleau où il mourut, encore dans l'effroi, deux ans après.
– mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huit heures moins le quart; il faut que je monte dans le clocher pour sonner l'angélus du soir; ne m'attendez pas, prenez le café; je vous rejoins dans dix minutes.
Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne et ouvrit la porte; une bouffée de vent glacial entra; des molécules blanches tourbillonnèrent dans le noir.
– le vent chasse la neige par les meurtrières dans l'escalier, dit la femme; j'ai toujours peur que Louis n'attrape une fluxion de poitrine par ces temps; tenez, Monsieur Des Hermies, voilà le café; je vous laisse le soin de le servir; à cette heure, mes pauvres jambes ne me tiennent plus; il faut que j'aille les étendre.
– le fait est, soupira Des Hermies, lorsqu'ils lui eurent souhaité une bonne nuit, le fait est qu'elle vieillit joliment, la maman Carhaix; j'ai beau essayer de la remonter par des toniques, je n'avance point d'un pas; la vérité, c'est qu'elle est élimée jusqu'à la corde; elle a monté par trop d'escaliers, dans sa vie, la pauvre femme!
– c'est tout de même curieux ce que tu m'as raconté, dit Durtal; en somme, dans le moderne, le grand jeu du Satanisme, c'est la messe noire!
– oui, et l'envoûtement et l'incubat et le succubat dont je te parlerai ou plutôt dont je te ferai parler par un autre plus expert que moi en ces matières. -messe sacrilège, maléfices et succubat, c'est la véridique quintessence du Satanisme!
– et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires, quel usage en faisait-on, lorsqu'on ne les déchirait pas?
– mais, je te l'ai dit, on les employait à des actes infâmes. Tiens, écoute: -et Des Hermies retira de la bibliothèque du sonneur et feuilleta le tome v de la mystique de Goerres. Voici le bouquet:
" ces prêtres vont quelquefois, dans leur " scélératesse, jusqu'à célébrer la messe avec de " grandes hosties qu'ils coupent ensuite au milieu, " après quoi, ils les collent sur un parchemin " arrangé de la même manière et ils s'en servent " ensuite d'une façon abominable pour satisfaire " leurs passions. " -la Sodomie Divine, alors?
– dame!
A ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. La chambre où se tenait Durtal trembla, se mit, en quelque sorte, à bourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs; qu'ils se déroulassent en spirale de la pierre même; il semblait que l'on fût transféré, en rêve, dans le fond de ces coquillages qui, lorsqu'on les approche de l'oreille, simulent le bruit roulant des vagues. Des Hermies, habitué au vacarme des cloches, ne s'inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle.
Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s'éclaircit; les carreaux des fenêtres, les vitres de la bibliothèque, les verres restés sur la table se turent, n'eurent plus que des sons ténus et aigrelets, que des notes presque surettes.
L'on entendit un pas dans l'escalier. Carhaix rentra, couvert de neige.
– cristi, mes enfants, ça vente dur! -il se secoua, jeta sa défroque sur une chaise, éteignit sa lanterne. -il m'arrivait par les ouïes de la tour, au travers des lames, des abat-son, des pelletées de neige qui m'aveuglaient! Quel chien d'hiver! La bourgeoise s'est couchée, bon; eh bien, mais vous n'avez pas pris votre café?
Reprit-il en voyant Durtal qui le servait dans les verres.
Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s'essuya les yeux que le grand froid avait remplis de larmes et il but une gorgée de café.
– maintenant, ça y est! Où en êtes-vous de vos histoires, Des Hermies?
– j'ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n'ai pas encore parlé du monstre authentique, du seul maître qui existe réellement, à l'heure présente, de cet abbé défroqué…
– oh! Fit Carhaix, prenez garde, le nom seul de cet homme porte malheur!
– bah! Le chanoine Docre, pour l'appeler par son nom, ne peut rien contre nous. J'avoue même que je ne comprends pas bien la terreur qu'il inspire; mais laissons cela; je voudrais qu'avant de nous occuper de cet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui qui paraît le connaître le mieux et le plus à fond.
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