Sa pensée était un mélange de superstitions étranges et de clair bon sens: elle surprenait parfois Christophe; mais cette fois, il ne la comprit que trop. Ils ne dirent rien de plus, jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du cimetière.
Comme ils avaient refermé la grille gémissante, et suivaient, le long du mur, dans les champs frileux qui s’éveillaient, le petit sentier qui passait sous les cyprès des tombes, d’où la neige s’égouttait, Christophe se mit à pleurer:
– Ah! oncle, dit-il, que je souffre!
Il n’osait lui parler de l’épreuve qu’il avait faite de l’amour, par une peur bizarre de gêner ou de blesser Gottfried; mais il parla de sa honte, de sa médiocrité, de sa lâcheté, de ses engagements violés.
– Oncle, que faire? J’ai voulu, j’ai lutté; et, après un an, je suis au même point qu’avant. Même pas! J’ai reculé. Je ne suis bon à rien, je ne suis bon à rien! J’ai perdu ma vie, je me suis parjuré!…
Ils montaient la colline au-dessus de la ville. Gottfried dit avec bonté:
– Ce n’est pas la dernière fois, mon petit. On ne fait pas ce qu’on veut. On veut, et on vit: cela fait deux. Il faut se consoler. L’essentiel, vois-tu, c’est de ne pas se lasser de vouloir et de vivre. Le reste ne dépend pas de nous.
Christophe répétait avec désespoir:
– Je me suis parjuré!
– Entends-tu? dit Gottfried…
(Les coqs chantaient dans la campagne.)
– Ils chantaient aussi pour un autre qui s’est parjuré. Ils chantent pour chacun de nous, chaque matin.
– Un jour viendra, dit Christophe amèrement, où ils ne chanteront plus pour moi… Un jour sans lendemain. Et qu’aurai-je fait de ma vie?
– Il y a toujours un lendemain, dit Gottfried.
– Mais que faire s’il ne sert à rien de vouloir?
– Veille et prie.
– Je ne crois plus.
Gottfried sourit:
– Tu ne vivrais pas, si tu ne croyais pas. Chacun croit. Prie.
– Prier quoi?
Gottfried lui montra le soleil, qui paraissait dans l’horizon rouge et glacé:
– Sois pieux devant le jour qui se lève. Ne pense pas à ce qui sera dans un an, dans dix ans. Pense à aujourd’hui. Laisse tes théories. Toutes les théories, vois-tu, même celles de vertu, sont mauvaises, sont sottes, font le mal. Ne violente pas la vie. Vis aujourd’hui. Sois pieux envers chaque jour. Aime-le, respecte-le, ne le flétris pas surtout, ne l’empêche pas de fleurir, Aime-le, même quand il est gris et triste, comme aujourd’hui. Ne t’inquiète pas. Vois. C’est l’hiver maintenant. Tout dort. La bonne terre se réveillera. Il n’y a qu’à être une bonne terre, et patiente comme elle. Sois pieux. Attends. Si tu es bon, tout ira bien. Si tu ne l’es pas, si tu es faible, si tu ne réussis pas, eh bien, il faut encore être heureux ainsi. C’est sans doute que tu ne peux davantage. Alors, pourquoi vouloir plus? Pourquoi te chagriner de ce que tu ne peux pas faire? Il faut faire ce qu’on peut… Als ich kann.
– C’est trop peu, dit Christophe, on faisant la grimace.
Gottfried rit amicalement:
– C’est plus que personne ne fait. Tu es un orgueilleux. Tu veux être un héros. C’est pour cela que tu ne fais que des sottises… Un héros!… Je ne sais pas trop ce que c’est; mais, vois-tu, j’imagine: un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas.
– Ah! soupira Christophe, à quoi bon vivre alors? Cela n’en vaut pas la peine. Il y a pourtant des gens qui disent que «vouloir c’est pouvoir»!…
Gottfried rit de nouveau, doucement:
– Oui?… Eh bien, ce sont de grands menteurs, mon petit. Ou ils ne veulent pas grand’chose…
Ils étaient arrivés au sommet de la colline. Ils s’embrassèrent affectueusement. Le petit colporteur s’en alla, de son pas fatigué. Christophe resta, pensif, le regardant s’éloigner. Il se redisait le mot de l’oncle:
– Als ich kann (Comme je peux).
Et il sourit, pensant:
– Oui… Tout de même… C’est assez.
Il revint vers la ville. La neige durcie craquait sons ses souliers. La bise aigre d’hiver faisait tressaillir, sur la colline, les branches nues des arbres rabougris. Elle rougissait ses joues, elle brûlait sa peau, elle fouettait son sang. Les toits rouges des maisons, en bas, riaient au soleil éclatant et froid. L’air était fort et dur. La terre glacée semblait jubiler d’une âpre allégresse. Le cœur de Christophe était comme elle. Il pensait:
– Je me réveillerai aussi.
Il avait encore des larmes aux yeux. Il les essuya du revers de sa main, et regarda en riant le soleil qui s’enfonçait sous un rideau de vapeurs. Les nuées, lourdes de neige, passaient au-dessus de la ville, fouettées par la bourrasque. Il leur fit un pied de nez. Le vent glacial soufflait…
– Souffle, souffle!… Fais ce que tu veux de moi! Emporte-moi!… Je sais bien où j’irai.