*
Christophe n’avait pas tort de croire que le devoir est exceptionnel. Mais l’amour ne l’est pas moins. Tout est exceptionnel. Tout ce qui vaut quelque chose n’a pas de pire ennemi, – non pas, que ce qui est mal (les vices ont leur prix), – mais que ce qui est habituel. L’ennemi mortel de l’âme, c’est l’usure des jours.
Ada commençait à se lasser. Elle n’était pas assez intelligente, pour trouver à renouveler son amour dans une nature abondante, comme celle de Christophe. Ses sens et sa vanité avaient extrait de cet amour tout le plaisir qu’elle y pouvait trouver. Il ne lui restait plus que celui de le détruire. Elle avait cet instinct secret, commun à tant de femmes, même bonnes, à tant d’hommes, même intelligents, qui ne créent pas des œuvres, des enfants, de l’action, – n’importe quoi: de la vie, – et qui ont pourtant trop de vie pour supporter, apathiques et résignés, leur inutilité. Ils voudraient que les autres fussent inutiles comme eux, et ils y travaillent de leur mieux. Parfois, c’est malgré eux; et quand ils s’aperçoivent de ce désir criminel, ils le repoussent avec indignation. Mais, souvent, ils le caressent; et ils s’appliquent, dans la mesure de leurs forces, – les uns modestement, dans leur petit cercle intime, – les autres tout à fait en grand, sur de vastes publics, – à détruire tout ce qui vit, tout ce qui aime à vivre, tout ce qui mérite de vivre. Le critique qui s’acharne à rabaisser à sa taille les grands hommes et les grandes pensées, – et la fille qui s’amuse à avilir ses amants, sont deux bêtes malfaisantes de la même sorte. – Mais la seconde est plus aimable.
Ada eût donc voulu corrompre un peu Christophe, afin de l’humilier. À la vérité, elle n’était pas de force. Il y eût fallu plus d’intelligence, même dans la corruption. Elle le sentait; et ce n’était pas un de ses moindres griefs cachés contre Christophe, que son amour ne pût lui faire aucun mal. Elle ne s’avouait pas le désir qu’elle avait de lui en faire; elle ne lui en eût peut-être pas fait, si elle avait pu. Mais elle trouvait impertinent de ne le point pouvoir. C’est manquer d’amour envers une femme, que de ne pas lui laisser l’illusion de son pouvoir bien ou malfaisant sur celui qui l’aime; et c’est la pousser irrésistiblement à en faire l’épreuve. Christophe n’y prenait pas garde. Lorsque Ada lui demandait, par jeu:
– Laisserais-tu bien ta musique pour moi?
(bien qu’elle n’en eût aucune envie),
il répondait franchement:
– Oh! cela, ma petite, ni toi, ni personne, n’y peuvent rien. J’en ferai toujours.
– Et tu prétends m’aimer? s’écriait-elle, dépitée.
Elle haïssait cette musique, – d’autant plus qu’elle n’y comprenait rien, et qu’il lui était impossible de trouver le joint pour atteindre cet ennemi invisible, et pour blesser Christophe dans sa passion. Si elle essayait d’en parler avec mépris, ou de juger dédaigneusement les compositions de Christophe, il riait aux éclats; et, malgré son exaspération, Ada prenait le parti de se taire; car elle se rendait compte qu’elle était ridicule.
Mais s’il n’y avait rien à taire de ce côté, elle avait découvert chez Christophe un autre point faible, où il lui était plus facile d’atteindre: c’était sa foi morale. En dépit de sa brouille avec les Vogel, et malgré l’enivrement de son adolescence, Christophe avait conservé une pudeur instinctive, un besoin de pureté, dont il n’avait pas conscience, mais qui devait d’abord frapper, attirer et charmer, puis amuser, puis impatienter, puis irriter jusqu’à la haine une femme comme Ada. Elle ne s’y attaquait pas de front. Elle demandait insidieusement:
– M’aimes-tu?
– Bien sûr!
– Combien m’aimes-tu?
– Autant qu’on peut aimer.
– Ce n’est pas beaucoup… Enfin!… Qu’est-ce que tu ferais pour moi?
– Tout ce que tu voudras.
– Ferais-tu une malhonnêteté?
– Singulière façon de t’aimer!
– Il ne s’agit pas de cela. Le ferais-tu?
– Ce n’est jamais nécessaire.
– Mais si moi, je le voulais?
– Tu aurais tort.
– Peut-être… Le ferais-tu?
Il voulait l’embrasser. Mais elle le repoussait.
– Le ferais-tu, oui ou non?
– Non, mon petit.
Elle lui tournait le dos, furieuse.
– Tu n’aimes pas, tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer.
– C’est bien possible, disait-il, avec bonhomie.
Il savait bien qu’il était capable, tout comme un autre, de commettre, dans un instant de passion, une sottise, une malhonnêteté peut-être, et, – qui sait? – davantage; mais il eût trouvé honteux de s’en vanter froidement, et dangereux de l’avouer à Ada. Un instinct l’avertissait que la chère ennemie se tenait à l’affût, et prenait acte de ses moindres propos: il ne voulait pas lui donner prise contre lui.
D’autres fois, elle revenait à la charge; elle lui demandait:
– M’aimes-tu parce que tu m’aimes, ou parce que je t’aime?
– Parce que je t’aime.
– Alors, si je ne t’aimais pas, tu m’aimerais encore?
– Oui.
– Et si j’aimais un autre, tu m’aimerais toujours?
– Ah! cela, je ne sais pas… Je ne crois pas… En tout cas, tu serais la dernière personne à qui j’irais-le dire.
– Qu’est-ce qu’il y aurait de changé?
– Beaucoup de choses. Moi, peut-être. Sûrement, toi.
– Qu’est-ce que cela fait, que moi, je change?
– Cela fait tout. Je t’aime comme tu es. Si tu deviens une autre, je ne réponds plus de t’aimer.
– Tu n’aimes pas, tu n’aimes pas! Qu’est-ce que ces ergotages? On aime, ou on n’aime pas. Si tu m’aimes, tu dois m’aimer, telle que je suis, quoi que je fasse, toujours.
– Ce serait t’aimer comme une bête.
– C’est comme cela que je veux être aimée.
– Alors, tu t’es trompée, dit-il en plaisantant, je ne suis pas ce que tu cherches. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Et je ne le veux pas.
– Tu es bien fier de ton intelligence! Tu aimes mieux ton intelligence que moi.
– Mais c’est toi que j’aime, ingrate, plus que tu ne t’aimes toi-même. Je t’aime d’autant plus que tu es plus belle et meilleure.
– Tu es un maître d’école, dit-elle avec dépit.
– Que veux-tu? J’aime ce qui est beau. Ce qui est laid me dégoûte.
– Même chez moi?
– Surtout chez toi.
Elle tapa rageusement du pied:
– Je ne veux pas être jugée.
– Plains-toi donc de ce que je te juge et de ce que je t’aime, dit-il tendrement, pour l’apaiser.
Elle se laissa prendre dans ses bras, et daigna même sourire et permettre qu’il l’embrassât. Mais après un moment, quand il croyait qu’elle avait oublié, elle demanda, inquiète:
– Qu’est-ce que tu trouves de laid en moi?
Il se garda bien de le lui dire; il répondit lâchement:
– Je ne trouve rien de laid.
Elle réfléchit un moment, sourit, et dit:
– Écoute un peu, Christli, tu dis que tu n’aimes pas le mensonge?
– Je le méprise.
– Tu as raison, dit-elle, je le méprise aussi. Du reste, je suis bien tranquille, je ne mens jamais.
Il la regarda: elle était sincère. Cette inconscience le désarmait.
– Alors, continua-t-elle, en lui passant les bras autour du cou, pourquoi m’en voudrais-tu si j’aimais un autre, et si je te le disais?
– Ne me tourmente pas toujours!
– Je ne te tourmente pas: je ne dis pas que j’aime un autre; je dis même que non… Mais plus tard, si j’aimais…?
– Eh bien, n’y pensons pas.
– Moi, je veux y penser… Tu ne m’en voudrais pas? Tu ne peux pas m’en vouloir?
Читать дальше