- Et alors, j'ai peut-être pas le droit? Vous n'allez pas remettre ça, non?
- Si, monsieur, tu as le droit. Mais nous, on a le droit de se marrer.
Robert se leva.
- C'est bon, dit-il, il faut que je rentre.
- Holà, pas si vite, petite tête, on a une affaire sérieuse à te proposer.
Sans se lever, Christophe lui avait saisi une cheville. Robert se laissa tomber dans l'herbe et s'adossa au talus. Déjà, un peu de rosée perlait dont la fraîcheur traversait sa chemise et gagnait son dos.
- Alors?
Christophe prit son temps, puis, à voix basse, il demanda:
- Tu te souviens de ce qu'on disait l'autre jour, à propos des motos?
Robert laissa filer un soupir.
- Tu sais bien que moi, c'est impossible. Serge peut-être, si ses vieux se décident, mais moi...
- Mes vieux sont des cons, grogna Serge. Si j'attends après eux, j'aurai l'âge de me faire promener dans une petite charrette quand ils se décideront.
Ils se mirent à rire tous les trois; s'arrêtant soudain, Christophe interrompit les deux autres.
- Bouclez-la voir un peu!
Ils se turent. Très loin vers le sud, une voiture ronronnait.
- Vaudrait mieux s'écarter un peu de la route. Tant qu'il passe des voitures, on s'en balance, mais il suffirait d'un cycliste qui monte doucement et qui nous entende pour qu'on soit faits.
- Quoi, on n'a pas le droit de prendre le frais? demanda Robert.
Les deux autres pouffèrent.
- Si, remarqua Serge, prendre le frais, mais en parlant des filles ou du beau temps, pas de ce qu'on va te raconter.
Ils descendirent entre les buissons, traversèrent le raidillon et gagnèrent une friche située à mi-pente entre la route et l'Orgeole.
- Ici, on est peinard, observa Christophe.
Ils cherchèrent un endroit où les ronces laissaient place à une tache de chiendent et ils s'installèrent. L'herbe était sèche, très haute, et craquait chaque fois qu'ils remuaient. Tout autour d'eux, la nuit bruissait dans les murgers épais et les genêts. La voiture qu'ils avaient entendue passa au-dessus d'eux, faisant émerger de la nuit pour un instant les haies et les arbres de bordure, puis le bourdonnement de son moteur se perdit dans le bas-fond du côté de Sainte-Luce.
- Qui veut une sèche? demanda Serge.
En se servant, Robert reconnut au toucher le papier cellophane des paquets de cigarettes de luxe.
- Des américaines, tu te mets bien.
- Mes vieux fument que ça, j'ai pas le choix si je les veux à l'œil. Évidemment, c'est pas du tabac de plombier, tu m'excuseras.
- Le plombier, y t'emmerde!
- Vous remettez ça! grogna Christophe.
- Il m'énerve, ce merdeux, dit encore Robert tandis que Serge ricanait.
Il y eut un instant de silence puis Christophe frotta une allumette. L'un après l'autre les visages sortirent de l'ombre, s'approchant de la flamme que protégeait la main de Christophe. Ils fumèrent quelques minutes sans parler puis, toujours à voix basse, Christophe expliqua:
- Bon, pour en venir à notre affaire, tu es bien d'accord qu'on ne pourra jamais rien faire de vraiment marrant tant que vous n'aurez pas chacun une moto?
- Oui, répondit Robert, mais moi, c'est impossible.
- Tu es une vraie tarte. Nous, le pognon, on t'en a trouvé.
Robert se mit à rire.
- Oui, deux mille balles de fromages! Faudra en visiter des fermes avant d'y arriver!
Christophe lui empoigna le bras en disant:
- Non, écoute, petit, pour le moment, on n'en est pas à déconner. Ce qu'on prépare, c'est du sérieux. Le tout est de savoir si tu tiens à ta pétrolette et si tu veux risquer le coup avec nous.
- Dis toujours, on verra bien.
- Ah! non, pas d'histoires. Ou tu y tiens vraiment et tu marches, ou tu t'en fous et tu laisses tomber. Nous, on peut faire sans toi. Et ça permettra d'acheter une plus grosse cylindrée pour Serge.
- Sans compter, coupa Serge, qu'il nous restera peut-être encore du pognon.
- Enfin quoi, je voudrais tout de même savoir d'où vous comptez le sortir, ce fric?
De nouveau, la main épaisse et lourde de Christophe se ferma sur son bras.
- Tu n'y es pas. Comprends-moi, on ne peut pas t'affranchir sans être sûr que tu marches. Tout ce qu'on peut te dire, c'est que c'est du tout cuit. Aucun risque, et la certitude de réussir.
- Alors, dit Robert, si c'est comme ça, pourquoi je ne marcherais pas? Est-ce que vous m'avez déjà vu me dégonfler, des fois?
Christophe hésita, parut chercher ses mots, puis, plus lentement, plus bas aussi, il dit:
- Non, bien sûr, mais là, c'est tout de même un gros coup.
- Enfin, puisque tu me dis qu'il n'y a pas de risque?
Encore une fois, Christophe se tut. À plusieurs reprises, il se racla la gorge mais, comme il ne se décidait pas, ce fut Serge qui parla.
- Ce qu'il y a, tu comprends, c'est qu'un coup comme ça, d'abord, il faut y aller franco. Faut pas hésiter. Une fois qu'on est en route, tout doit être fait proprement en suivant notre plan. À la seconde près. Sinon...
Il s'arrêta et Robert intervint:
- Sinon on se fait coincer.
Christophe éleva la voix.
- Non, face de rat. On te dit qu'on ne risque rien. La seule chose, c'est qu'on peut rater notre coup, si on s'y prend mal; et après, pour en retrouver un pareil, j'ai l'impression qu'il faudra aller loin!
Quand il se tut, ils tendirent l'oreille tous les trois pendant quelques secondes puis, comme le murmure de la friche se refermait autour d'eux, Serge dit:
- Tu ne devrais pas gueuler comme ça.
- Je sais, ragea Christophe, mais c'est cette crêpe-là qui me fout en rogne!
Il marqua une pause puis, s'adressant à Robert, sans crier, mais avec des mots qui avaient peine à passer entre ses dents serrées, il demanda:
- Alors, tu marches avec nous, oui ou merde?
Robert n'hésita plus.
- Oui, dit-il, bien sûr que je marche.
Et tout bas, se penchant un peu vers l'oreille de Christophe, il modula le signal de ralliement. Les deux autres en firent autant, puis se frappant tour à tour dans la main, ils prononcèrent trois fois:
- Top pour lui, top pour toi, top pour moi.
Christophe laissa s'écouler quelques instants. Du côté de Sainte-Luce, une voiture devait manœuvrer dans une cour ou une ruelle. Deux chiens aboyèrent puis la voiture s'éloigna et les chiens se turent.
- C'est bon, dit Christophe. À présent on peut y aller. Voilà... C'est Serge qui nous a trouvé cette combine. Tu...
Christophe cherchait ses mots. Il se tut, essaya de reprendre, puis, s'énervant soudain, il dit à Serge:
- Explique-lui, toi... tu... Enfin, c'est toi qui as vu.
Serge se rapprocha un peu et se pencha vers Robert.
- C'est bien simple, commença-t-il, tu connais la mère Vintard de Malataverne?
- Bien sûr, on lui a assez souvent fauché ses pommes, à cette vieille sourdingue.
- Oui, mais cette fois, c'est plus de pommes qu'il s'agit, mais de son magot. Et j'aime mieux te dire qu'il a l'air plutôt rondelet.
Serge parlait plus vite que Christophe. Il ne cherchait jamais ses mots et, lorsqu'il s'arrêta, Robert comprit que c'était pour lui laisser le temps de répondre. Il réfléchit un instant, puis demanda simplement:
- Et alors?
- Alors, l'autre jour, je suis allé chez elle avec notre bonne, la vieille Noémie, pour acheter des œufs. Ça n'était pas la première fois, mais je n'avais jamais pensé que cette tordue-là pouvait avoir vraiment du pognon. C'est bon, pendant que les deux vieilles font leur petit trafic, moi je dis: "Je vais faire un viron au bord du ruisseau". Je sors, je vais voir la cascade, et, comme ça, je ne sais pas pourquoi, au lieu de revenir directement, je fais le tour de la baraque.
- Tu veux dire que tu es passé derrière, dans les éboulis et les ronciers qui séparent la maison de la vieille des ruines de Malataverne?
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