- Demain soir, tu viendras de bonne heure?
- Oui, j'essaierai... seulement, le patron trouve toujours une raison pour me faire rester plus tard.
- Qu'est-ce que vous faites en ce moment?
- Aujourd'hui on a travaillé à Sainte-Luce. On a fini l'installation d'eau dans la maison neuve de la grand-rue. Demain, on va venir de ce côté, tiens. On doit commencer un chantier à la villa de la Combe-Calou.
- Qu'est-ce que vous allez faire?
- Un tas de choses... On doit creuser un puits, poser un réservoir et toute une installation. Mais demain, pour commencer, on va curer une boutasse.
Gilberte attendit un instant, puis comme Robert se taisait, elle répéta lentement:
- Curer une boutasse, tu dis?
- Oui, le patron m'a même fait préparer le matériel cet après-midi.
Elle se mit à rire en disant:
- Ça alors! Curer une boutasse! Mais ça vous arrive souvent, de faire ce travail-là?
- Non, c'est la première fois.
- Ça alors, répéta-t-elle. Mais qu'est-ce que c'est donc, les gens qui ont acheté cette maison? On n'a jamais vu prendre des ouvriers pour nettoyer un malheureux trou d'eau?
- Ce sont des gens de Lyon. Tu sais, à les voir, ça m'étonnerait qu'ils se mettent les pieds dans la vase.
- Ben, mon vieux, faut vraiment qu'ils soient fainéants!
Ils demeurèrent un instant sans parler. Robert tenait Gilberte par les épaules et la taille. Il sentait son corps à travers le tissu léger de sa robe. Il avança la tête et l'embrassa. La petite se recula légèrement.
- Tu es tout mouillé... dit-elle. Tu devrais t'essuyer, tu vas prendre du mal.
Robert tira son mouchoir de sa poche et s'essuya le visage. Gilberte l'embrassa rapidement sur la joue, s'écarta d'un pas et, avant de s'éloigner, elle demanda encore:
- Alors, tu me promets de venir plus tôt?
- On descendra dans le pré?
- Oui, mais viens plus tôt... Tu n'auras qu'à descendre au pré directement. Je te retrouverai là-bas.
- S'il n'y avait pas le patron, je viendrais en quittant le travail. De la Combe-Calou, c'est pas loin, seulement il me demandera pourquoi je ne vais pas manger.
- Il vaut mieux que tu ailles manger.
- Oh ça, tu sais... Pour venir ici...
Il se rapprocha d'elle, mais elle s'éloigna en courant.
Robert laissa retomber son bras qu'il avait levé vers elle, puis il demeura immobile tandis qu'elle montait le sentier dont les pierres roulaient sous ses pas.
Quand le grand portail de bois se fut refermé sur elle, le garçon regarda encore un moment les branches éclairées du tilleul et prit sa course sur la route.
3
La clarté qui venait du ciel augmentait insensiblement et la terre prenait par places des teintes laiteuses. Le goudron de la route restait noir, mais les talus herbeux s'éclairaient vaguement. À gauche, c'était le val qui s'ouvrait, invisible, mais que Robert devinait, sentait à une fraîcheur qui montait en rampant au flanc des prés. À droite, c'était tantôt une terre en pente raide filant vers le sommet noyé de nuit, tantôt un bosquet, tantôt une roche coupée à pic et qui surplombait un virage. Dans sa course, Robert n'entendait que le vent siffler à ses oreilles; mais, dès qu'il s'arrêtait, il percevait le bourdonnement ininterrompu des cascades.
Il courait sans fatigue, dans cette descente coupée seulement par quelques paliers très courts. L'air frais s'engouffrait dans sa chemise ouverte et caressait son dos encore moite.
Il venait de dépasser le raidillon lorsqu'un coup de sifflet l'arrêta. Il avait reconnu le signal de ralliement, cette dégringolade de notes mise au point par Serge. Il gagna le côté gauche de la chaussée et répondit au signal. Il y eut alors un bruit de branches écartées et la voix de Christophe sortit des bosquets plantés en contrebas de la route.
- Amène-toi un peu, face de rat!
Robert dévala le talus. Les deux autres étaient là, étendus dans l'herbe.
- Et alors? demanda Robert.
Ils se mirent à rire.
- Alors quoi? Tu ne vas tout de même pas dire que tu te faisais du souci pour nous?
- Et la moto?
- T'inquiète pas, elle est planquée. Et le butin aussi. Et demain matin je ferai un petit saut à l'Arbresle pour liquider tout ça.
- Tout de même, on a eu chaud! Si le vieux avait détaché son clébard un peu plus vite, je crois bien qu'il nous aurait eus.
Serge et Christophe se mirent à rire. Leur rire ne sonnait pas très juste et Christophe avait une drôle de façon de se claquer les cuisses.
- Tu parles d'une affaire, lança Serge. Ces coups-là, c'est de l'entraînement. Ça nous apprend à réagir et à nous contrôler. C'est très important de savoir prendre une décision à toute vitesse sans perdre son sang-froid.
- C'est vrai, dit Christophe. Et il faut reconnaître que vous en avez bigrement besoin. Vous avez tendance à vous affoler pour un rien. Surtout toi, Robert; je suis sûr que si je n'avais pas eu le réflexe de te prendre le sac, tu le laissais sur place.
Robert se redressa en lançant:
- Pour qui tu me prends? Tu crois que j'ai envie de travailler pour rien?
- Tu vois, lança Christophe, tu n'y es pas. C'est pas tellement à cause de la came, qu'il fallait sauver le sac. C'est un sac à sel que j'ai piqué à mon vieux. Rien qu'avec ça, on pouvait se faire coincer si les cognes n'étaient pas des crêpes.
Quelques instants passèrent. Robert ne répondit pas. Il restait immobile, respirant lentement l'air déjà frais qui sentait l'herbe et la terre.
- C'est égal, dit Serge, sans leur saloperie de poules, on se serait drôlement sucrés...
Robert l'interrompit pour préciser:
- C'était pas des poules, c'était des pintades.
- Des fois, c'est utile de frayer avec une fermière, on s'instruit.
Serge avait dit cela sérieusement, d'un ton sec, presque cassant. Christophe se mit à rire. Robert ne dit rien. Il demeura les lèvres serrées, fixant la tache pâle que faisaient dans la nuit le visage mince de Serge et ses cheveux blonds. Il y eut un bref silence après le rire de Christophe, puis Serge ajouta, toujours sur le même ton:
- Il y a comme ça des tas de choses qu'on peut apprendre au cul des vaches, avec les bouseux.
La colère de Robert monta. Il se contint un instant, la gorge serrée, mais quelque chose de plus fort que lui le fit se dresser à demi. Les poings crispés, les muscles tendus, il lança:
- Tu voudrais pas la boucler, merdeux! Il y en a marre avec ça!
Serge ébaucha un mouvement en répétant à mi-voix:
- Merdeux!... Merdeux!
Mais déjà Christophe était entre eux, un genou au sol, écartant les bras, il les contraignait à se rasseoir.
- Ça va pas, non? En tout cas, si vous voulez régler vos comptes, je veux bien arbitrer, mais faudra choisir un autre moment.
- Faudrait pas longtemps pour que je lui règle le sien, ragea Serge. Tout ce que je risquerais, ce serait de me salir!
- Pauvre mec, soupira Robert, je te l'arrangerais, ta gueule de gonzesse!
- C'est tout, oui?
Ils se turent. Christophe leur laissa le temps de ravaler leur rage, puis, très calme, il reprit:
- Et tout ça, à cause de ces bestioles. Ce qu'il faut être cons! Ce qu'on peut s'en foutre que ce soit des dindes ou des poules ou des autruches! Tout ce qu'on peut dire, c'est que sans elles, on faisait une sacrée razzia.
- Il y en a tout de même pas mal? demanda Robert.
- Ça fait pas une fortune, mais c'est toujours ça.
Ils se turent un moment, puis Robert qui s'était approché de Christophe demanda:
- Et qu'est-ce que vous êtes venus faire ici?
- T'attendre. Quand on a vu que tu ne rappliquais pas, on s'est bien douté que tu étais allé voir ta môme.
Comme les deux autres riaient, Robert haussa la voix pour lancer:
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