- Vous voyez, dit-il, c'est bien ce que je prévoyais. Il n'y a que l'écurie d'éclairée, donc ils y sont bien tous les deux.
À une trentaine de mètres en contrebas, une lucarne carrée aux vitres sales trouait la nuit. En regardant bien, on devinait la maison à demi cachée par les arbres.
- Qu'est-ce qu'on fait, demanda Serge, on enjambe ou on passe dessous?
Christophe eut un ricanement.
- Ce serait fin. Admettons que le vieux nous courate, on sera propre, avec une barrière à sauter! Non, mon vieux, faut toujours prévoir le coup dur.
- Tu veux ouvrir?
- Je vais me gêner, tiens!
Christophe avait déjà empoigné le piquet mobile retenu à un pieu fixe par deux fils de fer. Serge s'approcha.
- Laisse-moi faire, dit Christophe, à deux on ferait du bruit, j'aime mieux opérer tout seul. Seulement, ça vous empêche pas de me regarder faire et de prendre du feu.
Déjà, il avait enlevé l'attache du haut, tirant bien sur les fils pour empêcher les vibrations, il souleva, dégagea de sa gâche le bas du piquet, puis coucha la barrière sur le pré en la maintenant toujours tendue.
- Si on est obligé de se barrer un peu vite, vous penserez bien qu'elle est là. Faudra passer au large pour ne pas vous empêtrer dedans.
Ils firent quelques pas dans le pré, s'arrêtèrent encore puis marchèrent plus vite, d'une seule traite jusqu'aux premiers arbres.
- Dis donc, demanda Serge, si on n'a pas le temps de la refermer en partant, cette barrière, tu parles d'un travail demain matin!
- Tu ne penses pas qu'on va se fatiguer à la fermer, non!
- Je donnerais cher pour voir la gueule du père Bouvier demain matin, quand il ira récupérer ses bêtes aux cinq cents diables!
- Vous croyez vraiment qu'ils les sortent pour la nuit? demanda Robert.
- Bien sûr, ils les remettent au pré aussitôt qu'ils ont fini de traire.
Robert réfléchit un instant puis dit encore:
- Et si une bête avait un accident?
Les deux autres haussèrent les épaules.
- Tu parles, ce qu'on s'en fout, nous autres!
Christophe se tut soudain. Un craquement s'était produit dans les branches, sur leur gauche.
- Il y a quelqu'un, souffla Serge.
- Tais-toi!
Un long moment ils écoutèrent. Robert n'entendait plus que le battement de son sang à ses tempes. Le craquement recommença plus proche, puis il y eut des coups sourds frappés contre terre. Serge et Robert s'étaient accroupis, seul Christophe était debout, le corps collé à un tronc de pommier. Se retournant, il revint près d'eux en ricanant:
- Ce qu'on est cons! C'est une vache qui bouffe des branches de pommier.
Robert respira. La nuit autour d'eux se remit à vivre.
- Mais alors, si les bêtes sont sorties, c'est qu'ils ont fini de traire? demanda Serge.
Il y eut un silence. Ils essayaient de se dévisager, mais la nuit était trop sombre. Enfin Christophe murmura:
- C'est pas possible. Ça doit être une bête qui est restée là je ne sais pas pourquoi.
- C'est bizarre, dit Serge; on ferait peut-être bien de se méfier.
- Quoi, lança Christophe, tu ne vas pas te dégonfler?
L'autre se reprit.
- Moi, me dégonfler? Tu es fou!
Christophe se remit à marcher en direction de la ferme.
- Allez, dit-il, faut plus traîner. Et à présent, bouclez-la. Plus un mot, on est trop près du chien.
Arrivés à une dizaine de pas de la maison, ils obliquèrent à gauche pour rester sous le couvert des pommiers dont les lignes filaient droit vers le fond du val. Bientôt, la fenêtre de l'écurie disparut à leur vue. Ils avancèrent encore jusqu'à dépasser la maison. Là, s'arrêtant un instant, ils écoutèrent. Rien ne bougeait. À présent qu'ils n'entendaient plus la forêt, toute la vie de la nuit tenait dans le bourdonnement de l'Orgeole un peu plus proche et dans le chant des insectes. Le ciel était tout étoilé, mais sa clarté s'arrêtait, au faîte des collines.
Robert se retourna. Il n'y avait plus de lumière dans la cour des Ferry et il ne parvint pas à situer exactement la ferme. Au sud, l'avancée des bois cachait à présent les monts de Duerne et, de ce côté aussi, les lumières avaient disparu. Dans toute la vallée, c'était vraiment la nuit.
Christophe avait déboutonné son blouson et tiré un sac vide qu'il déroulait. Il l'ouvrit et le tendit à Robert.
Ils n'avaient pas à échanger un seul mot. Christophe leur avait tout expliqué avant de monter. Ils se remirent en marche, toujours dans le même ordre.
Parvenus dans la cour, ils durent avancer avec plus de précautions à cause des cailloux. Enfin, sous le hangar, ils s'arrêtèrent.
- Toi, ici, souffla Christophe.
Il poussa Robert à un endroit qu'il avait dû repérer très exactement. Robert ne voyait rien. Il savait que les plateaux se trouvaient accrochés sous les poutres, il essayait de regarder au-dessus de lui, mais partout c'était l'ombre parfaitement opaque. Devant lui, Christophe et Serge devaient se préparer. Il les devinait à un frôlement, au bruit de leur souffle. Un soupir contenu de Christophe lui apprit que Serge venait de se hisser sur ses épaules.
- Lève le sac, dit Christophe.
- C'est fait.
Robert tenait déjà devant lui, de ses deux mains levées, le grand sac largement ouvert. Il y eut bientôt un grincement léger, et Robert sentit le sac s'alourdir sous le poids des fromages secs que Serge lançait par paquets.
- Deux pas à droite, murmura Christophe.
Robert obéit. De nouveau le sac s'alourdit. Puis il fallut avancer encore dans cette nuit où rien n'était visible que le bord du toit où s'arrêtait le ciel. Robert se laissait conduire comme un aveugle par Christophe qui lui avait empoigné le bras et marchait sans hésiter, portant toujours Serge sur ses épaules. Ils s'arrêtèrent. Robert leva le sac et attendit. Il y eut encore un bruit de crochet remué, la targette qui fermait la porte du plateau grillagé claqua plus sec et ce fut soudain comme un grand réveil de toute cette ombre, de tout ce silence qui pesait sur eux. Des battements d'ailes d'abord, puis des piaulements éraillés, une fuite avec des chocs contre les tuiles et, dans le fond de la remise, la chute de quelque gamelle.
- Nom de Dieu, grommela Christophe.
Serge venait de sauter.
- Des poules, je crois.
- Tais-toi, dit Christophe.
Le silence revint un instant, mais de nouveau des ailes claquèrent, et une bête poussa un cri aigu. Robert vit son ombre jaillir au ras du toit et éteindre l'espace d'un éclair quelques étoiles. Aussitôt, de l'autre côté du bâtiment, un grognement monta, puis un bruit de chaîne couvert bientôt par des aboiements.
Robert sentit qu'on lui arrachait le sac.
- Donne ça, lança Christophe, et du large, bon Dieu!
En quelques enjambées ils gagnèrent le premier rang des pommiers et filèrent entre les arbres. Ils avaient presque atteint la barrière lorsque Robert se retourna. À côté de la lucarne, une porte venait de s'ouvrir et la silhouette d'une femme se détachait sur la lumière. Une voix aiguë lança:
- Victor! le chien, vite, le chien, c'en est qui se sauvent!
Déjà les trois garçons dévalaient le sentier. Ils fonçaient, attirés par la descente ouverte devant eux, n'entendant plus que le vent de leur course qui sifflait à leurs oreilles.
Près de l'endroit où le sentier s'écarte du bois pour plonger droit sur l'Orgeole, sans s'arrêter, à mots hachés, Christophe expliqua:
- Serge et moi, on fonce par le chemin... On sera à la moto... avant que le chien nous ait rattrapés... Toi, Robert, planque-toi dans le bois... Tu risques rien, on va l'attirer sur nous...
Le talus était moins haut et Robert put sauter facilement. Il fut bientôt vers les premiers arbres, les jambes accrochées aux ronces; puis il s'arrêta et se laissa tomber sur les genoux. Les bras repliés et comprimant sa poitrine, il retenait son souffle pour écouter la galopade des deux autres qui s'éloignaient sur la gauche.
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