Cependant, le vieillard exhortait ses auditeurs à être bons, pacifiques, justes, pauvres et chastes, non point pour jouir de la tranquillité en cette vie, mais pour vivre après la mort, et éternellement en le Christ, dans une joie, une gloire, et une splendeur telles que personne encore n’avait pu les atteindre. Si prévenu que fût Vinicius, il ne put s’empêcher cette fois de saisir la différence qui existait entre la doctrine du vieillard et celles des cyniques, des stoïciens et autres philosophes; eux ne recommandent dans le bien et la vertu qu’une chose raisonnable, uniquement applicable à cette vie; lui, au contraire, promettait l’immortalité, et non pas cette misérable immortalité souterraine, dans l’ennui, le vide et la solitude, mais resplendissante et presque égale à celle des dieux. En outre il parlait de l’immortalité comme d’une chose absolument sûre, et, grâce à cette croyance, la vertu devenait infiniment précieuse, tandis que les misères terrestres étaient infiniment futiles; car, souffrir momentanément pour un bonheur éternel ne saurait se comparer avec la souffrance provenant simplement de ce que telle est la loi de la nature. Et le vieillard disait encore qu’il fallait aimer la vertu et la vérité pour elles-mêmes, parce que la vertu suprême et le bien éternel, c’est Dieu; qui les aime, aime Dieu et, par suite, devient son enfant de prédilection.
Vinicius ne pénétrait pas complètement le sens de ces paroles; mais, d’après ce que Pomponia Græcina en avait dit à Pétrone, il savait déjà que, suivant les croyances chrétiennes, ce Dieu était unique et tout-puissant. Il apprenait maintenant que ce Dieu était le bien et la vérité suprêmes: et involontairement il songea qu’en face d’un pareil démiurge, Jupiter, Saturne, Apollon, Junon, Vesta et Vénus semblaient plutôt une bande d’écervelés faisant des farces tantôt en commun, tantôt chacun pour son compte. Mais son étonnement n’eut plus de bornes quand il entendit le vieillard proclamer que Dieu était aussi le suprême amour et que, par suite, quiconque aime les hommes accomplit son principal commandement. Et il ne suffit pas d’aimer ceux de sa propre race, car l’Homme-Dieu a versé son sang pour tous; il a trouvé, même parmi les païens, des élus tels que le centurion Cornélius; et il ne suffit pas d’aimer ceux qui nous font du bien: le Christ a pardonné même aux Juifs qui l’ont condamné à mourir, et aux soldats romains qui l’ont mis en croix; non seulement il faut pardonner à ceux qui nous ont offensés, mais encore les aimer et leur rendre le bien pour le mal; non seulement il faut aimer les bons, mais aussi les méchants, car par l’amour seulement on peut détruire en eux la méchanceté.
Ces paroles firent comprendre à Chilon qu’il s’était donné de la peine en pure perte et que jamais, pas plus cette nuit qu’une autre, Ursus ne se résoudrait à tuer Glaucos. Mais l’enseignement même du vieillard amena Chilon, par contre, à une autre conclusion qui le consola sur-le-champ: c’est que Glaucos ne le tuerait pas lui-même, s’il venait à le reconnaître.
Vinicius ne reprochait plus au sermon du vieillard de ne rien contenir de nouveau; mais il se demandait avec étonnement: «Quel est ce Dieu? Quelle est cette doctrine et quels sont ces gens?»
Décidément, tout ce qu’il venait d’entendre ne pouvait s’ancrer dans son cerveau. Cette conception de la vie, si nouvelle et si inouïe, le stupéfiait. Il sentait que si, par exemple, il voulait suivre cette doctrine, il lui faudrait tout jeter au bûcher: pensées, habitudes, caractère, toute son ancienne nature, brûler tout cela et en disperser les cendres, pour le remplacer par une vie absolument différente, régie par une âme nouvelle. Une doctrine qui lui prescrivait d’aimer les Parthes, les Syriens, les Grecs, les Égyptiens, les Gaulois, les Bretons, de pardonner aux ennemis, de leur rendre le bien pour le mal, lui semblait pure folie; mais en même temps il sentait que, dans cette folie, il y avait quelque chose de plus puissant que dans tous les systèmes philosophiques connus jusqu’à ce jour. Il lui semblait que son insanité même rendait cette doctrine irréalisable et que, précisément, elle était divine en raison de l’impossibilité qu’il y avait à la mettre en pratique. En son for intérieur, il la niait; et pourtant, en conscience, il s’en dégageait pour lui qu’elle était semblable à une prairie semée de nard, d’où s’exhale un parfum enivrant tel que quiconque le respire doit – comme cela a lieu dans le pays des Lotophages – oublier tout le reste et ne penser à rien d’autre. Il lui semblait que, dans cette religion, tout était irréel, et en même temps que, comparée à elle, la réalité était si infime qu’il ne valait même pas la peine d’y arrêter sa pensée. Des horizons, jusque-là insoupçonnés, s’ouvraient devant lui, des espaces infinis, de vastes nuages. Ce cimetière lui apparut comme un refuge de fous, et en même temps comme un lieu mystérieux et redoutable où, sur une couche mystique, naît quelque chose de nouveau, jusque-là ignoré de l’univers. Il se remémora tout ce que le vieillard avait dit de la vie, de la vérité, de l’amour de Dieu; et ses pensées en furent éblouies, de même que le regard est frappé par des éclairs ininterrompus. Comme les hommes qui ont concentré toute leur vie sur une passion unique, il envisageait tout à travers son amour pour Lygie et, à la lueur de ces éclairs, il entrevoyait que si, selon toutes probabilités, elle était dans cette crypte, professait cette doctrine, écoutait et pénétrait les paroles du vieillard, jamais elle ne deviendrait sa maîtresse.
Pour la première fois depuis qu’il l’avait connue dans la maison des Aulus, il comprit que, si même il la retrouvait, elle n’en serait pas moins perdue pour lui. Jusqu’alors, rien de semblable ne lui était venu à l’esprit; à présent même, il ne pouvait s’en rendre exactement compte; il n’avait pas une notion précise, mais une sorte de vague pressentiment de quelque perte irrémédiable, d’un malheur. Une inquiétude l’envahit, qui fit place aussitôt à une colère tumultueuse contre les chrétiens en général et contre le vieillard en particulier. Le pêcheur, qu’il avait vu d’abord si simple, lui inspirait à présent presque de la crainte et lui semblait quelque fatum mystérieux qui décidait implacablement et tragiquement de sa destinée.
L’un des fossoyeurs avait de nouveau jeté quelques torches dans le brasier; le bruit du vent dans les pins s’était tu; la flamme montait droit vers les astres qui scintillaient au ciel serein, et le vieillard, ayant rappelé la mort du Christ, ne parla plus que de Lui. Tous retinrent leur respiration dans leur poitrine et le silence devint si profond qu’on pouvait presque entendre le battement des cœurs. Cet homme avait vu! Il contait comme un témoin dont la mémoire garde si bien gravée chaque minute de l’événement, qu’il lui suffit de fermer les yeux pour tout revoir. Il disait comment Jean et lui, après avoir quitté la Croix, avaient passé deux jours et deux nuits sans dormir, sans manger, dans la prostration, dans le chagrin, dans la crainte et dans le doute, la tête entre leurs mains, et se répétant qu’il était mort! Oïa! que c’était poignant, que c’était horrible! Le troisième jour s’était levé; la lumière avait éclairé les murs, et ils étaient demeurés là tous deux, toujours sans aide et sans espoir. Le sommeil les gagnait (car ils avaient passé aussi sans dormir la nuit qui avait précédé le supplice), et quand ils se réveillaient, c’était pour se lamenter de nouveau. Mais, dès que le soleil s’était montré, Marie de Magdala, essoufflée, les cheveux défaits, était accourue vers eux en s’écriant: «Ils ont enlevé le Seigneur!» À ces mots, ils s’étaient précipités vers le lieu de la sépulture. Jean, plus jeune, y était arrivé le premier. Le sépulcre était vide et il n’avait osé y pénétrer. Seulement quand tous trois avaient été réunis, lui, qui leur parlait là, était entré dans le tombeau et, sur la pierre, il avait trouvé le suaire et les linceuls; mais le corps n’y était plus.
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