– Je me fais fort, noble seigneur, – dit-il, – de saisir, de cette main que voilà, qui tu me désigneras, et de cette autre, de me défendre contre sept Lygiens comme lui, et enfin de t’apporter chez toi la jeune fille, quand bien même tous les chrétiens de Rome, comme des loups calabrais, se mettraient à mes trousses. Si j’y manque, qu’on me donne les verges dans cet impluvium.
– Ne te laisse pas faire, seigneur, – se récria Chilon, – on nous lancera des pierres, et alors, à quoi nous servira toute sa force? Ne vaut-il pas mieux s’emparer de la jeune fille quand elle sera rentrée chez elle et ne pas l’exposer, ainsi que nous?
– C’est ainsi que je l’entends, Croton, – dit Vinicius.
– C’est toi qui payes, à toi d’ordonner! Souviens-toi seulement, seigneur, que je pars demain pour Bénévent.
– J’ai cinq cents esclaves rien que dans la ville, – répliqua Vinicius.
Puis, il leur fit signe de se retirer un moment et se rendit dans sa bibliothèque, où il écrivit à Pétrone:
«Chilon a retrouvé Lygie. Ce soir, avec lui et Croton, je vais à l’Ostrianum, où je l’enlèverai sur-le-champ, ou demain matin dans sa maison. Que les dieux te comblent de leurs faveurs! Porte-toi bien, carissime. La joie ne me permet pas de t’en dire davantage.»
Ayant déposé son style, il se mit à arpenter la pièce à grands pas. Outre la joie qui remplissait son âme, il bouillait d’impatience. Il se disait que demain Lygie serait déjà dans cette maison et il se demandait comment il la traiterait, tout en sentant que, si elle voulait l’aimer, il serait son esclave. Il se souvint de ce que lui avait dit Acté de l’amour de la jeune fille et il s’en attendrit jusqu’au plus profond de son cœur. Il s’agissait donc simplement à présent de triompher d’une certaine pudeur virginale, de certains vœux qu’exigeait sans doute la doctrine chrétienne. S’il en était ainsi, dès que Lygie serait dans sa maison, elle céderait à la persuasion ou à la force et devrait se dire: «C’en est fait!» Et alors, elle deviendrait soumise et aimante.
L’apparition de Chilon interrompit le cours de ces riantes pensées.
– Seigneur, – dit le Grec, – voici ce qui me vient encore à l’idée. Peut-être les chrétiens ont-ils certain mot d’ordre, certaines tessera indispensables pour pénétrer dans l’Ostrianum? Je sais qu’il en est ainsi dans les maisons de prières et Euricius me donna une fois une tessera de ce genre; permets-moi donc, seigneur, d’aller le trouver, de le questionner sur les moindres détails et de me munir de ces insignes, pour le cas où il en serait besoin.
– C’est bien, noble sage, – répondit ironiquement Vinicius; – tu parles en homme prévoyant et tu mérites des félicitations. Va donc chez Euricius ou ailleurs, à ta guise, mais, pour plus de sûreté, laisse sur cette table la bourse que je t’ai donnée.
Chilon, n’aimant pas à se séparer de son argent, fit la grimace. Néanmoins il obéit et sortit. Des Carines au cirque, où était située la petite boutique d’Euricius, il n’y avait pas très loin, et il fut de retour bien avant le soir.
– Voici les insignes, seigneur, – dit-il. – Autrement, nous n’aurions pu passer. Je me suis renseigné exactement auprès d’Euricius sur le chemin à suivre et je lui ai dit en même temps que les insignes m’étaient nécessaires pour des amis, ne devant pas y aller moi-même, attendu que le trajet est trop long pour un vieillard comme moi et que je verrai demain le grand Apôtre, lequel me répétera les meilleurs passages de son sermon.
– Comment, tu ne viendras pas? Il te faut y venir, – fit Vinicius.
– Je sais bien qu’il le faut, mais j’irai déguisé, ce que je vous conseille également de faire, sinon, nous risquerions de laisser s’envoler les oiseaux.
Ils firent leurs préparatifs, car la nuit approchait. Ils s’enveloppèrent de manteaux gaulois à capuchons et se munirent de lanternes; Vinicius s’arma lui-même et arma ses compagnons de couteaux courts, aux lames recourbées; Chilon s’affubla d’une perruque, qu’il s’était procurée en revenant de chez Euricius. Et ils sortirent, pressant le pas, afin d’arriver à la Porte Nomentane avant qu’elle fût fermée.
Ils prirent par le Vicus Patricius, en longeant le Viminal, jusqu’à l’ancienne porte Viminale ouvrant sur l’espace où plus tard Dioclétien fit bâtir des bains luxueux. Ils dépassèrent les ruines de la muraille de Servius Tullius et arrivèrent, par des voies plus désertes encore, jusqu’à la route Nomentane. Puis, après avoir tourné à gauche vers Salaria, ils se trouvèrent au milieu de collines trouées de carrières de sable et parsemées de cimetières. La nuit s’était épaissie, et la lune n’étant pas encore levée, ils eussent difficilement trouvé leur chemin si, suivant les prévisions de Chilon, les chrétiens ne le leur eussent montré. À droite, à gauche, en avant, on distinguait des silhouettes noires qui se glissaient vers les ravins sablonneux. Quelques-uns de ces piétons portaient des lanternes qu’ils cherchaient à dissimuler sous leurs manteaux. D’autres, plus familiarisés avec la route, s’avançaient dans l’obscurité. Son œil de soldat, accoutumé aux ténèbres permettait à Vinicius de distinguer, d’après leurs gestes, les jeunes gens des vieillards qui s’appuyaient sur des bâtons, et les hommes des femmes soigneusement enveloppées de longues stoles. Les rares passants et les paysans revenant de la ville prenaient sans doute ces pèlerins pour des ouvriers qui se dirigeaient vers les arenaria, ou pour des membres de quelque association funéraire en route vers des agapes nocturnes. Plus le jeune patricien et ses jeunes compagnons avançaient, plus se faisaient nombreuses les lanternes et les silhouettes. Quelques passants chantaient d’une voix assourdie des hymnes qui parurent à Vinicius toutes pleines de mélancolie. Parfois, son oreille percevait des lambeaux de phrases ou de chants, tels que: «Lève-toi, toi qui sommeilles!» «Ressuscite d’entre les morts!» Parfois, le nom du Christ était répété par les femmes et par les hommes. Mais Vinicius prêtait peu d’attention aux paroles, car l’idée lui était venue que peut-être, parmi les figures sombres qui passaient, se trouvait Lygie. Quelques-unes des chrétiennes, en les dépassant, prononçaient la formule: «La paix soit avec vous!» ou «Gloire au Christ!» Alors, il devenait inquiet et son cœur battait plus fort: il lui semblait entendre la voix de Lygie. Dans une silhouette, à un geste, il croyait sans cesse la reconnaître et il finit par ne plus s’en rapporter à ses yeux, après s’être rendu compte, à plusieurs reprises, qu’il s’était trompé.
La route lui semblait interminable. Il connaissait bien les environs de Rome, mais, dans l’obscurité, il ne s’y retrouvait plus. À chaque instant on se heurtait à des passages étroits, des pans de murs, des constructions, et il ne se souvenait pas les avoir jamais remarqués. Enfin, la lune commença à émerger des nuages et éclaira toute la contrée mieux que la faible lueur des lanternes. Un point lumineux, brasier ou torche, apparut dans le lointain. Vinicius se pencha vers Chilon et lui demanda si c’était là l’Ostrianum.
Chilon, sur qui la nuit, l’éloignement de la ville et tous ces fantômes errants produisaient une impression plutôt désagréable, répondit d’une voix mal assurée:
– Je n’en sais rien, seigneur, je ne suis jamais allé à l’Ostrianum. Mais ils devraient bien louer le Christ plus près de la ville.
Et, sentant la nécessité de s’épancher et de raffermir son courage, il ajouta:
– Ils se glissent comme des brigands, et cependant il leur est défendu de tuer, si toutefois ce Lygien ne m’a pas odieusement trompé.
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