– Dieu bénisse Pomponia et Aulus! – dit-elle. – Je n’ai pas le droit de causer leur perte; ainsi, plus jamais je ne les reverrai.
Puis, se tournant vers Ursus, elle dit qu’il était seul à lui rester en ce monde et qu’il devait lui tenir lieu de père et de protecteur. Ils ne pouvaient chercher un refuge chez les Aulus, sous peine d’attirer sur eux la colère de César; mais ils ne pouvaient davantage rester chez César, ni chez Vinicius. Ursus la prendrait, la mènerait hors de la ville, la cacherait quelque part où ne la découvriraient ni Vinicius ni ses gens. Elle le suivrait partout, même au-delà des mers, au-delà des monts, jusque chez les Barbares, où jamais n’aurait retenti le nom romain, ni pénétré la puissance de César.
Ainsi, Ursus la sauverait, car nul ne lui restait que lui.
Le Lygien était prêt. En signe d’obéissance, il lui entoura les genoux de ses bras. Mais le visage d’Acté, qui s’était attendue à un miracle, exprima la désillusion. Ainsi, la prière n’avait pas d’autre effet? S’enfuir de la maison de César, c’était commettre un crime de lèse-majesté qui serait châtié; et, même si la jeune fille parvenait à se cacher, César s’en vengerait sur les Aulus. Si elle voulait fuir, mieux valait le faire de chez Vinicius. De cette façon, César, qui n’aimait pas à s’immiscer dans les affaires des autres, se refuserait peut-être à aider les recherches de Vinicius. En tout cas elle ne pourrait plus être accusée de lèse-majesté.
Lygie avait déjà eu cette pensée. Les Aulus ne sauraient pas où elle se trouverait, même Pomponia… Elle s’enfuirait, non de chez Vinicius, mais pendant le trajet. Sous l’influence de l’ivresse, il lui avait dit que, le soir, il l’enverrait chercher par ses esclaves. Ce devait être vrai, car, à jeun, il ne se fût point trahi ainsi. Sans doute que, seul ou avec Pétrone, il s’était entretenu avec César avant le festin, et qu’il avait obtenu de lui la promesse de la lui livrer dans la soirée du lendemain. Mais Ursus la sauverait. Il viendrait, l’enlèverait de la litière comme il l’avait enlevée du triclinium, et ils s’en iraient à l’aventure. Personne ne pouvait tenir tête à Ursus; le terrible lutteur du triclinium lui-même était incapable de lui résister. Mais, comme il était probable que Vinicius aurait l’idée de la faire escorter par ses esclaves, Ursus allait se rendre sur-le-champ chez l’évêque Linus, pour lui demander conseil et assistance. L’évêque aurait pitié d’elle, ne l’abandonnerait pas à Vinicius, et il ordonnerait aux chrétiens d’aider Ursus à la délivrer. Celui-ci trouverait ensuite le moyen de la faire sortir de la ville et de la soustraire à la puissance romaine.
Le visage de Lygie devint rose et souriant. Elle reprit courage, comme si son espoir de salut était déjà une réalité. Se jetant au cou d’Acté, elle lui appliqua sur la joue ses lèvres exquises en balbutiant:
– Tu ne nous trahiras pas, Acté? N’est-ce pas?
– Sur l’ombre de ma mère, – répondit l’affranchie, – je te jure de ne pas vous trahir! Prie ton Dieu qu’Ursus trouve le moyen de te délivrer.
Les yeux du géant, bleus et naïfs comme ceux d’un enfant, rayonnaient de bonheur. Il ne trouvait rien, bien qu’il torturât sa pauvre tête. Cependant, il saurait bien accomplir une chose aussi simple. Le jour, la nuit, qu’importe? Il irait trouver l’évêque, qui sait lire au ciel ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Il est vrai que même sans lui, il pourrait bien rassembler les chrétiens. Il connaissait assez de gens: des esclaves, des gladiateurs, des hommes libres, à Suburre et de l’autre côté des ponts. Il en pourrait réunir un millier, et même deux; il enlèverait sa reine et saurait bien lui faire quitter la ville, ainsi que la guider dans le voyage. Il irait jusqu’au bout du monde, ou dans son pays, là où jamais personne n’a même entendu parler de Rome.
Il regardait fixement devant lui, comme s’il eût évoqué des choses d’un temps infiniment lointain. Et il murmurait:
– Vers nos forêts… Ah! ces forêts, ces forêts…
Mais il secoua ses visions.
Il irait donc sans tarder chez l’évêque; le soir venu, il se posterait, avec cent hommes, à l’affût de la litière. Et non seulement des esclaves, mais même des prétoriens, pouvaient faire escorte! Il ne conseillait à aucun homme de se risquer sous ses poings, fût-il cuirassé de fer! Le fer n’est pas déjà si résistant. En frappant bien sur du fer, la tête qu’il recouvre n’est guère en sûreté.
Mais Lygie, avec une gravité enfantine, sentencieusement leva un doigt et dit:
– Ursus! «Tu ne tueras point.»
Le Lygien passa derrière sa tête son bras semblable à une massue et, tout en se frottant la nuque avec perplexité, il se mit à grommeler qu’il fallait pourtant bien qu’il la reprit, elle, «sa clarté»… N’avait-elle pas dit elle-même que son tour à lui était venu… Il s’efforcerait, autant que possible, de… Mais si, involontairement?… Il fallait pourtant qu’il la reprit! Enfin, s’il arrivait malheur, il ferait tant pénitence, il implorerait tellement l’innocent Agneau, que l’Agneau crucifié aurait pitié de lui, pauvre homme… Il ne voudrait pas offenser l’Agneau! Seulement il avait la main lourde…
L’expression de son visage s’adoucit, et, pour cacher son émotion, il salua sa reine et dit:
– Je m’en vais donc chez le saint évêque.
Acté noua ses bras autour du cou de Lygie et fondit en larmes… Une fois encore, elle avait compris qu’il était un monde où même la souffrance était plus féconde en bonheur que tous ces excès et ces voluptés dans la maison de César. Une fois encore, pour elle, s’était entrebâillée une porte sur la lumière. Mais, en même temps, elle se sentait indigne d’en franchir le seuil.
Lygie regrettait Pomponia Græcina, qu’elle aimait de toute son âme, elle regrettait toute la maison d’Aulus; pourtant, son désespoir s’était apaisé. Elle éprouvait même une douce satisfaction à la pensée qu’elle allait sacrifier à sa Vérité le bien-être, pour se condamner à une vie errante et incertaine. Peut-être y avait-il là aussi quelque enfantine curiosité de cette existence dans des régions lointaines, parmi les Barbares et les fauves, mais plus encore la foi profonde qu’en agissant ainsi elle accomplissait le commandement du «Divin Maître», qui veillerait désormais sur elle, son enfant soumise et dévouée. En ce cas quel mal pouvait en résulter pour elle? Si des souffrances l’assaillaient, elle les supporterait en Son nom. Si la mort l’emportait brusquement, il la prendrait auprès de Lui et un jour, quand mourrait Pomponia, elles seraient réunies pour l’éternité. Souvent, chez les Aulus, elle avait ressassé dans son cerveau d’enfant la pensée que, chrétienne, elle ne pouvait rien sacrifier pour ce Crucifié, au souvenir de qui Ursus lui-même s’attendrissait tant. Et voici que le moment était venu; Lygie se sentait presque heureuse, et elle se mit à entretenir Acté de ce bonheur. Mais la jeune Grecque ne pouvait la comprendre: tout abandonner, la maison, le confort, la ville, les jardins, les temples, les portiques, tout ce qui est beau, quitter ce pays ensoleillé, ses proches, et pourquoi? Pour fuir l’amour d’un jeune et beau patricien?… La raison d’Acté se refusait à admettre une telle action. Par instants, il est vrai, elle sentait la justesse de cette décision, qui peut-être même recelait un bonheur inconnu, infini; mais elle pouvait d’autant moins la comprendre que Lygie s’exposait à une périlleuse aventure, où sa vie même pouvait être menacée. Par nature, Acté était timorée. Elle songeait avec terreur à ce que pouvait amener cette soirée. Cependant, elle ne voulait pas faire part de ses craintes à Lygie.
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