Madeleine dit à Paul :
— On va rentrer, mon cœur.
Mais le temps de manipuler le fauteuil, de demander qu’on les laisse passer, Charles avait déjà rebroussé chemin à grands pas, suivi par ses filles.
La foule, informée, s’écarta. Charles était comme un cocu, tout le monde savait les choses mieux que lui. Il y avait trois hommes en civil.
— Quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Alors, on ne peut plus enterrer sa femme tranquillement ?
— Je regrette… Si vous avez besoin de vous recueillir, nous attendrons, nous avons tout le temps.
— Eh bien non, finissons-en ! De quoi s’agit-il ?
Les gens faisaient place devant le fauteuil de Paul, Madeleine arriva. Elle se trouvait juste derrière son oncle lorsque le juge d’instruction dit :
— Monsieur Péricourt, vous êtes soupçonné de fraude fiscale par l’intermédiaire de l’Union bancaire de Winterthour, votre nom figure dans un carnet saisi au siège de cette banque, je vais vous demander de me suivre…
Les cris jaillirent, unanimes, la situation n’était pas seulement grotesque, elle était scandaleuse !
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? hurla Charles.
Avait-il commis une imprudence ? Pas la moindre. Avait-il jamais caché de l’argent ? Bien au contraire, tout ce qu’il avait gagné était passé dans ses campagnes, ses électeurs l’avaient asséché, il n’avait plus ni sou ni maille ! Rose et Jacinthe restaient collées à leur père comme des moules sur un rocher.
— Il vaudrait mieux, monsieur Péricourt, nous suivre, répondre à nos questions et, si les réponses sont satisfaisantes, rentrer chez vous. Croyez-moi…
— Mais c’est une histoire abracadabrantesque ! Je n’ai pas un sou, comment voulez-vous que j’en mette dans une banque suisse ?
— C’est ce que nous allons tenter d’éclaircir, le plus tôt serait le mieux, monsieur Péricourt.
— Mais d’abord, vous avez un mandat, quelque chose ?
Le juge soupira, la foule était compacte, il avait espéré procéder avec discrétion, mais il avait reçu des ordres : « Péricourt est prioritaire. Vous allez le cueillir dès que possible ! » On avait besoin d’un exemple. Charles était exemplaire. Le juge sortit son mandat. Charles n’essaya même pas de le prendre, de le lire. Le fait qu’un juge soit là, qu’il ait un mandat, que lui, Charles Péricourt, soit mis en demeure de suivre la police, tout cela commençait à prendre forme dans son esprit. Il chercha ses mots. Il en trouva un : « complot ».
— Ah oui, on veut me faire taire ! Le gouvernement !
— Allons, monsieur Péricourt…, dit le juge.
— Ah oui, c’est ça ! Vous avez des ordres ! Mon combat dérange !
Le juge d’instruction était un homme d’une quarantaine d’années, simple et sincère, commissionné par sa hiérarchie pour une mission qui n’avait rien de facile et qu’il tâchait de remplir avec doigté. Mais Charles Péricourt l’en empêchait. La foule discutait, commentait, et ce n’était pas n’importe qui, des politiciens, des avocats, des médecins, des sommités… L’un d’eux s’avançait déjà, plastronnant, dites donc, monsieur…
Il fallut passer à l’acte.
— Monsieur Péricourt, nous avons procédé à une perquisition à votre domicile et…
— Bredouilles, ha ha ha ! Qu’est-ce que vous pensiez, hein ?
Charles prit la foule à témoin :
— Ha ha ! Ils sont allés chez moi !
— … et dans votre voiture, où nous venons de trouver deux cent mille francs suisses en grosses coupures, que je vous demande de bien vouloir justifier. Dans mon bureau. S’il vous plaît.
La somme fit grand effet.
Le juge avait en main un paquet enveloppé de papier kraft et lui montrait, le plus discrètement qu’il le pouvait, l’impressionnant volume de coupures suisses.
Ce constat coupa court aux rodomontades de Charles, aux cris de la foule, il se fit un silence.
— S’il vous plaît, dit le magistrat d’une voix calme.
Allez savoir pourquoi, une intuition peut-être, Charles se retourna.
Son regard tomba sur Madeleine.
Sur le jeune Paul, dans son fauteuil.
Il ouvrit la bouche.
— Toi…?
On crut qu’il venait d’être frappé d’apoplexie.
Des amis se précipitèrent pour aider.
Et Charles Péricourt, après un dernier geste vers ses filles qui commençaient à hurler comme des damnées, quitta le cimetière, entouré de deux policiers et précédé d’un juge d’instruction.
Madeleine était demeurée sur place, pétrifiée, les mains agrippées à la barre du fauteuil.
Elle avait voulu s’enfuir, mais le désir que son oncle la voie l’avait emporté et maintenant elle se sentait sotte, méchante. Son père l’aurait désapprouvée. Elle baissa les yeux vers Paul, vers sa nuque qu’elle ne regardait jamais sans émotion, et devant, ses jambes dont les genoux pointaient sous la couverture, non, elle n’était ni sotte ni méchante. À son père, elle aurait répondu : « Ne te mêle pas de ça, papa ! Je fais à mon idée ! »
Sans un mot, Paul, par-dessus son épaule, vint poser sa main sur la sienne.
Non, cette fois-ci, pas question ! Léonce chiffonna le papier, le jeta par terre. Elle avait envie de le piétiner, mais c’était ridicule. Elle allait dire non, définitivement. Elle était si énervée contre Madeleine que maintenant la perspective de la prison ne l’effrayait plus autant. D’abord, il y aurait un juge, elle se ferait belle, elle y était toujours arrivée avec les hommes…
Plus de deux semaines qu’elle était obligée, par la faiblesse de ses moyens, à vivre dans un hôtel borgne où Robert se serait épanoui comme une fleur s’il n’avait pas passé son temps à se lamenter de ne plus pouvoir se rendre aux courses. Elle s’était espérée libre lorsque Madeleine était revenue de Berlin, mais non, ça n’était toujours pas le moment ! « Bientôt, Léonce, bientôt », disait Madeleine, mais l’échéance était sans cesse reculée. Rencontrer le petit Paul, passe encore (mon Dieu, ce qu’il avait grandi… Le retrouver ainsi… Elle en avait été émue au-delà de ce qu’elle craignait), mais il avait fallu aller jouer les putains devant un banquier suisse pour cacher un carnet derrière la chasse d’eau des toilettes, merci pour la mission, très ragoûtant ! Et maintenant, Madeleine lui laissait un mot à l’hôtel : « Retrouvez-moi cet après-midi chez Ladurée. 16 heures. Impérativement. »
Non, se dit Léonce en se préparant, cette fois, terminé, elle allait l’envoyer aux pelotes. Tout ce qu’elle avait perdu par sa faute, elle allait lui mettre dans les dents. Elle se sentait d’humeur à la gifler.
— Tu vas où, bichon ?
Robert commençait, lui aussi, à l’énerver passablement. Ici, pas question de faire du bruit parce qu’on devait se faire discret, du coup on restait sage comme des images et côté conversation, Robert n’était pas le meilleur interlocuteur.
Vraiment, tout allait mal. Elle était exaspérée, agressive même, quand elle s’assit en face de Madeleine. Elle ne lui laissa pas le temps de respirer :
— Ça suffit comme ça, Madeleine !
— Je suis d’accord avec vous, Léonce. Vous êtes libre.
— Pardon ?
— Vous pouvez partir, quitter Paris, la France, aller où vous voulez, je n’ai plus besoin de vous.
Le ton de Madeleine ne prêtait pas à confusion, elle la congédiait comme une domestique. Léonce en rougit.
Et elle eut envie de pleurer en réalisant qu’elle était libre… et totalement démunie. Sans argent, sans papiers, avec Robert à traîner derrière elle, elle avait à peine de quoi payer le garni qu’elle occupait, duquel il faudrait peut-être même partir à la cloche de bois…
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