Le client se retourna, l’agent tenait son manteau, d’où il avait sorti un volumineux paquet de billets de banque.
— Ce n’est pas à moi !
C’était très bête, tout le monde le comprit, même lui qui baissa la tête et s’effondra sur le fauteuil.
M. Renaud, lui, ne disait rien. Il réfléchissait très vite.
Depuis la disparition de son carnet, le seul état existant se trouvait au siège de la banque. En clair, la police découvrirait des écritures, mais il lui serait impossible de les relier à des noms, à des personnes. C’est dans les situations difficiles que l’on juge la solidité des procédures. Rétrospectivement, il se félicita de ce vol. S’il n’avait pas été attaqué, le carnet serait dans le coffre, une décision de justice pouvait le contraindre à l’ouvrir… Brrr, rien que d’y penser…
Son visiteur accepta de signer une courte déposition qui mentionnait sa présence et la somme trouvée dans son manteau.
M. Renaud venait de perdre un client, c’était le prix à payer pour la belle frousse qu’il avait causée à M. de Villiers-Vigan, mais les affaires n’étaient nullement compromises. Il revint vers les fonctionnaires.
— Puis-je vous demander…
— Voilà ! dit une voix.
Le commissaire arriva. Son collègue lui tendit des états.
— Ce sont des fiches comptables ! Elles font mention de titres déposés au siège de la banque.
Ils se regardèrent. Ce qu’il fallait maintenant, c’est le registre des clients dont on les avait assurés qu’il était dans les locaux et sans lequel aucune action judiciaire n’était possible.
On se mit au travail, on retourna tout, le bureau, le salon, les armoires, on fouilla sous les tapis, derrière les tableaux, M. Renaud passait, voulez-vous du thé, messieurs, il s’asseyait dans le grand canapé, ouvrait une revue, mimait un intérêt prodigieux pour des publicités ferroviaires.
À treize heures, l’ambiance n’était plus la même.
Les policiers de la section financière repartaient avec un travail colossal qui ne déboucherait sur rien puisqu’ils ne savaient à qui reprocher d’avoir ouvert des comptes dans une banque suisse. La banque elle-même resterait indemne tant que l’on ne pourrait prouver qu’elle venait, sur le territoire français, verser des dividendes qui échappaient au fisc.
— Vous partez déjà ? demanda M. Renaud.
On descendait les caisses et les cartons dans le fourgon. Le commissaire en avait plein le dos de cette affaire, il préférait les vrais marlous.
— Bon, moi, je vais pisser…
— Faites donc ! commenta M. Renaud, ulcéré par cette vulgarité, ils n’étaient pas bons joueurs à la Sûreté générale.
Pas si mauvais joueurs tout de même parce que le commissaire revint, quelques minutes plus tard, en tenant à la main un carnet.
— Trouvé derrière la chasse d’eau. C’est à vous ?
M. Renaud fixait le carnet, non, ce n’était pas le sien… Enfin, c’était « presque » le sien. Un carnet qui lui ressemblait beaucoup, mais qui n’était pas le sien. Il le saisit, l’ouvrit, c’était son écriture, pas de doute, et c’étaient les lignes qu’il avait lui-même écrites, il reconnaissait les noms, les numéros des comptes un peu remarquables que sa mémoire attrapait comme un aimant… C’était incompréhensible. Il était tout à fait sincère en disant :
— Oui, enfin non, ce n’est pas mon carnet…
— C’est votre écriture pourtant, si je ne me trompe ?
Là, il n’y avait pas de doute… Comment ce carnet pouvait-il se trouver ici ? et dans un pareil endroit ?
D’un coup, tout lui revint, la grue !
Elle était allée aux toilettes ! Il l’avait suivie du regard ! Oh, mon Dieu !
Maintenant, il se souvenait de ce cul ! Il l’avait vu là, dans la rue, devant lui, la fille qui avait cassé son talon…!
— C’est un faux ! hurla-t-il.
— En tout cas, il y a vos empreintes dessus.
M. Renaud lâcha le carnet comme s’il s’agissait d’une vipère.
— On verra si on en trouve d’autres, ajouta le policier.
Le banquier signa sa déposition sèchement, l’esprit vide, comme un automate.
Cette histoire était proprement incroyable. Elle promettait un beau scandale. L’Union bancaire de Winterthour serait clouée au pilori, elle paierait pour tous ses confrères.
M. Renaud, un instant, songea au suicide.
Quinze jours plus tôt, Paul avait demandé incidemment :
— Dis-moi, maman, ne va-t-il pas y avoir des locaux disponibles au Pré-Saint-Gervais ?
Le bail n’était pas cher, le locataire précédent, l’Atelier aéronautique de la Renaissance française, avait quitté les lieux très soudainement, le propriétaire avait été heureux de les relouer aussi rapidement.
— C’est grand ! avait dit Paul.
Il aimait cet espace où il pouvait rouler avec son fauteuil très longtemps sans rencontrer d’obstacle. Sur les larges tables dépliées au fond, M. Brodsky avait installé tout ce dont il disposait de matériel venant d’Allemagne. Les ustensiles de complément et les produits de base étaient encore en caisses.
Par superstition, Madeleine avait interdit l’entrée des locaux à Robert Ferrand.
Dupré déboucha une bouteille de champagne et retira les serviettes blanches tendues sur les assiettes de petits-fours, tout le monde était debout, un peu ému. Paul était déçu que Dupré ne lui serve qu’un fond de coupe.
— Il faut rester lucide, mon garçon.
Quand Dupré parlait sur ce ton-là, personne ne le contredisait.
Il était convenu que M. Brodsky entamerait la fabrication des trois cents premiers pots le lundi suivant, juste le temps d’installer le matériel. Vladi et Paul le seconderaient dans les tâches répétitives.
Les étiquettes et les emballages imprimés au nom de la marque seraient livrés sous quinzaine.
La campagne de presse commencerait aussitôt que le laboratoire (c’était ce qui était inscrit sur le panneau peint fixé au-dessus de la porte d’entrée : Laboratoire des Éts Péricourt) serait en mesure de répondre aux demandes, tout se ferait par correspondance, comme c’était l’usage, mais Paul envisageait que des prospecteurs démarchent les pharmacies dès que le produit serait connu, il tirait sans cesse des plans sur la comète.
On ferma le laboratoire vers vingt heures, Dupré dit, allons il est temps, il semblait pressé tout d’un coup, d’accord, de toute manière, on avait bu le champagne, on avait hâte d’être à demain où l’on commencerait à travailler.
— Paul va rester avec moi, dit Dupré lorsque le taxi arriva.
— C’est que…
— Ne vous inquiétez pas, Madeleine, j’ai juste quelques petites choses pratiques à régler avec lui, je le raccompagne aussitôt après.
Prise au dépourvu, elle céda, mais à contrecœur. Quelque chose lui échappait, elle n’aimait pas cela, elle se promit de le dire à M. Dupré dès le lendemain.
Ils ne parlèrent pas pendant le trajet. Paul ne savait dire si Dupré était fâché, mais son visage était plus fermé encore que d’habitude. Quelles erreurs avait-il commises dans ce travail de préparation que M. Dupré veuille ainsi, comme en urgence, un tête-à-tête avec lui ? Chez lui…
Dupré souleva Paul avec une facilité impressionnante. Quatre étages à le porter sans souffler, sans s’arrêter, sans un mot.
— Allons, dit-il enfin en asseyant Paul.
Sur le lit.
Alors qu’il y avait une table et des chaises.
Mais dans un coin de la pièce, il y avait aussi un ravissant sourire de seize ans.
— Paul, je te présente Mauricette. Elle est… très gentille, tu verras. Bon…
Il tapa du plat de la main les poches de sa veste.
Читать дальше