— Voilà que j’ai oublié mes clés au laboratoire, moi ! Allez, c’est pas grave, je vais les chercher, je vous laisse, vous trouverez bien quelque chose à vous dire…
Il ramassa son sac marin et sortit.
Hortense souffrait du ventre depuis longtemps, elle avait plusieurs fois été hospitalisée, les médecins s’étaient succédé à son chevet sans que Charles s’en affole. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, elle s’était plainte, c’était tantôt l’utérus (« j’ai l’impression qu’il se décompose », disait-elle), tantôt les intestins (« si tu savais comme c’est lourd à porter… »), mais dans cette compétition, les ovaires tenaient nettement la corde. Pour Charles, tout cela renvoyait à une réalité trop féminine, c’est-à-dire trop organique, cela le gênait. Il avait considéré ces douleurs comme une singularité ou un trait de caractère, quelque chose d’inévitable avec quoi il fallait composer. Cela avait beaucoup pesé sur leurs relations sexuelles après la naissance des jumelles.
Quand il la vit sur son lit de mort, ce n’était plus la même personne. Alors que son frère lui était apparu très vieux, il trouva Hortense étonnamment jeune, cela lui rappela leur rencontre, ils avaient vingt ans. Elle était alors un être délicat, presque flottant, une porcelaine. Ils avaient flirté étroitement pendant leurs fiançailles, mais Hortense avait toujours refusé d’« aller au bout », l’expression faisait rire Charles d’autant plus qu’Hortense n’y voyait pas malice. Ils avaient passé leur nuit de noces à Limoges où Hortense avait de la famille, dans un hôtel du centre-ville, la plus grande chambre de l’établissement qui ne valait pas mieux que les autres, des parquets grinçants, des cloisons en carton. Hortense poussait des petits cris aigus, elle disait, je t’en supplie, mais son corps tout entier hurlait le contraire, ils s’étaient endormis au petit matin. Charles l’avait longuement regardée dormir, minuscule dans ce grand lit…
C’était curieux, ces souvenirs, ils revenaient en désordre et remontaient de loin des choses qu’il croyait perdues… Oui, il l’avait beaucoup aimée et Hortense n’avait aimé que lui. De tout temps, elle l’avait regardé comme un héros, c’était idiot, bien sûr, la foi du charbonnier, mais enfin, Charles, ça l’avait tenu, ce regard-là. Ce qu’elle était agaçante, c’est vrai, ce qu’il l’avait rembarrée avec ses douleurs.
Il ne s’en était pas rendu compte, il pleurait. Sur lui-même, comme tout le monde. Ce qui le surprenait, ce n’étaient pas les larmes, il avait le cœur facile, c’était leur nature. Il pleurait sur une femme qu’il avait aimée profondément. Cet amour n’était plus qu’un souvenir depuis longtemps, mais c’était le seul qu’il eût jamais connu.
Hortense était morte un vendredi, le lundi le cercueil serait ramené à la maison d’où partirait le cortège.
Il avait eu très peur de la réaction des jumelles et avait été bien étonné. Elles pleuraient, mais sobrement, ce qui n’était pas dans leur nature. Elles étaient plus laides que jamais. Alphonse vint présenter ses condoléances, demanda s’il pouvait être utile, elles lui firent bon accueil, mais comme à un cousin, merci, disaient-elles en glissant leur mouchoir dans leur manche. Constater ce calme, l’intensité de leur chagrin, la manière très adulte dont elles prirent les rênes de la maison et le conseillèrent sur l’organisation des funérailles fit soudain penser à Charles qu’elles ne se marieraient jamais, que jamais elles ne le quitteraient, cet avenir l’effraya.
On prévint la famille. Madeleine ne se présenta pas, elle envoya une lettre assez formelle, elle serait présente aux obsèques.
Pour avoir des chances d’aboutir, cette affaire du « carnet suisse » devait demeurer absolument secrète, et c’était le plus difficile.
— Imaginez… Plus de mille personnes, c’est…
On butait sur les qualificatifs. L’Union bancaire de Winterthour disposait d’un capital de cinq cents millions, mais possédait sans doute, dans ses coffres, plus de deux milliards de dépôts français.
En accord avec ses collègues de la Justice et des Affaires étrangères, le juge d’instruction donna ordre au commissaire de la Sûreté générale de procéder à une intervention à l’aube le 25 septembre.
Exactement à la même heure, des groupes de deux à trois fonctionnaires se présentèrent simultanément au domicile de près de cinquante personnes, à Paris et en province, le plus vaste coup de filet fiscal de l’histoire de la III e République.
On tira du lit le sénateur de Belfort et celui du Haut-Rhin, on réveilla un vicomte chez sa maîtresse. On demanda respectueusement à M. Robert Peugeot, constructeur automobile, à M. Lévitan qui fabriquait des meubles, à M. Maurice Mignon, distributeur de publicités financières, d’ouvrir leur porte, leurs bureaux, leurs tiroirs et leurs comptes. Un contrôleur général de l’armée menaça de se brûler la cervelle, mais s’abstint et fondit en larmes. Les évêques furent plus dignes, celui d’Orléans fit comme s’il recevait des ouailles et proposa du café. Le directeur du Matin se mit à rire, mais sa femme baissait la tête, comme une condamnée. Henriette-François Coty, l’ex-femme du célèbre parfumeur, hurla qu’elle n’avait plus rien à voir avec son ex-mari, estimant sans doute que ceci expliquait cela. Mgr Baudrillart, membre de l’Académie française, se drapa dans sa dignité.
L’opération avait commencé à six heures. À neuf heures, elle faisait une traînée de poudre dans les milieux où il y avait de l’argent, ceux où il n’y en avait pas apprendraient la nouvelle dans les journaux.
À la même heure, le corbillard portant le cercueil d’Hortense Péricourt pénétrait dans le cimetière des Batignolles.
Madeleine regrettait d’avoir emmené Paul. Dès qu’elle aperçut M. Dupré, là-bas, sur le trottoir, le long de la file des voitures, elle fut saisie d’un doute terrible. Mais c’était trop tard. Dans moins d’une minute, il ouvrirait la portière du véhicule, déposerait discrètement le paquet ficelé sous le siège du passager, et ce serait fini. Madeleine prit la main de Paul, la serra, le jeune garçon pensa qu’elle avait de la peine, ce qui était vrai.
Le convoi entra dans le cimetière, se dirigea vers la concession familiale. La foule des participants, alignée derrière Charles et ses filles, avançait lentement, lorsqu’elle fut saisie d’une rumeur. À l’arrière, on s’agita, quoi ? Comment ? Qui ? Mais enfin, d’où le tenez-vous ? Dans un mouvement péristaltique, le cortège véhicula la nouvelle vers l’avant, elle arriva aux oreilles d’Alphonse qui ne sut quoi faire. Il hésita, mais tout le monde commençait à en parler, cacher la vérité ne servirait à rien, il s’avança vers son patron, lui toucha l’épaule. Rose, qui se méprit, crut à un geste de compassion et se tourna vers lui avec un regard de reconnaissance.
— Comment ça ? demanda Charles.
L’inhumation dans le caveau familial allait débuter. Charles, impatient, excédé, dit :
— Comment ça, une perquisition ?
— À votre domicile. Il y a une heure. Un juge, un commissaire, la justice, on se renseigne, mais…
Charles était bombardé par les impressions, ses filles se pressaient contre lui, il vit Hortense à travers le cercueil qui lui souriait, il pleurait sans larmes, et cette information venait, dans son chagrin, le percuter comme une vague furieuse. Une descente de police, mais pourquoi donc ? Juste après le départ du cortège ? C’était tellement invraisemblable, il voulut interroger Alphonse, mais il n’y avait plus personne, la foule s’était éloignée pour marquer son respect pendant ces minutes ultimes. À l’entrée du cimetière, on apercevait des silhouettes qui n’auraient pas dû être là.
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