– Eh bien, ce valet? se hâta de demander le comte avec une brusquerie mal déguisée et en tournant vivement la tête du côté de madame de Barthèle.
– Il entra dans la chambre du malade, et, comme on avait fermé les rideaux pour éteindre le jour, sans voir les signes que nous lui faisions pour qu’il se tût, il annonça… J’aurais voulu pouvoir chasser ce valet.
– Il annonça?… reprit le comte décidé à tenir jusqu’au bout la conversation en bride.
– Il annonça deux amis de mon fils, Léon de Vaux et Fabien de Rieulle. Vous les connaissez, je crois?
– Sous d’assez tristes rapports, même, répondit le comte oubliant sa résolution de ne pas s’écarter de la ligne droite; deux jeunes fous, qui hantent mauvaise compagnie. Si j’avais comme vous quelque influence sur Maurice, je vous déclare que je ne lui laisserais pas voir ces deux messieurs.
– Comment, moi, mon cher comte, vous voulez que je dirige un homme de vingt-sept ans dans les connaissances qu’il doit faire? D’abord, Léon et Fabien ne sont pas pour Maurice des connaissances d’hier, ce sont des amis de six ou huit ans.
– Alors je ne m’étonne pas, continua M. de Montgiroux avec une mauvaise humeur dont rien ne motivait l’explosion, du triste état où se trouve réduit Maurice. Oh! mon Dieu! Ce secret, je vous le dirai, moi, si vous le voulez.
– Mais non, vous ne direz rien, vous ne savez rien; vous êtes injuste pour ces jeunes gens, voilà tout, et cela parce que vous avez le double de leur âge. Vous avez été jeune aussi, vous, mon cher comte, et vous avez fait ce qu’ils font.
– Jamais… Ce M. Fabien de Rieulle est un jeune homme qui fait parade de ses bonnes fortunes, qui non seulement séduit, mais qui, de plus, déshonore. Quant à l’autre, c’est un enfant à qui je ne reprocherai, comme à son ami, que de voir mauvaise compagnie.
– Mauvaise compagnie, mauvaise compagnie! reprit la baronne encore une fois entraînée à cent lieues du sujet de la conversation.
– Oui, mauvaise compagnie, je le répète et j’en suis sûr, reprit le comte, dont le calme ordinaire et calculé cédait malgré lui à une agitation fébrile qui n’échappa point à madame de Barthèle.
– La preuve n’est pas, je l’espère, que vous les rencontrez là où ils vont? dit vivement la baronne.
Le comte se mordit les lèvres par un mouvement involontaire, comme fait un ministre qui se laisse emporter à dire quelque vérité dangereuse au milieu de la verve de l’improvisation; mais, aussitôt, son sang-froid de pair de France reprenant le dessus, il répondit en souriant:
– Moi, madame! oubliez-vous que j’ai soixante ans?
– On est jeune à tout âge, monsieur.
– Avec mon caractère?
– Vous étiez à Grandvaux, monsieur! et, maintenant que j’y songe, quel intérêt avez-vous, voyons, à accuser ces deux pauvres jeunes gens, que je trouve fort aimables, moi?
– Quel intérêt? Vous le demandez, reprit sentimentalement le comte, quand Maurice est mourant, et que peut-être la situation dans laquelle il se trouve vient du mauvais exemple qu’ils lui ont donné!
– Ah! vous avez raison, cher ami, et voilà un motif qui excuse toutes vos préventions; mais ces préventions, sur quoi les fondez-vous? Voyons, car, si elles sont raisonnables, je les partagerai.
– Ces deux jeunes gens, dit le comte forcé de donner une explication, appartiennent à des familles distinguées, quoique celle de M. Fabien date d’hier.
– Noblesse de l’Empire, n’est-ce pas? dit madame de Barthèle en allongeant dédaigneusement les lèvres, noblesse de canon, qui s’en va en fumée.
– Pas même, pas même, s’écria le comte enchanté que madame de Barthèle lui donnât cette nouvelle occasion de se ruer sur Fabien, qui paraissait l’objet tout particulier de sa haine: noblesse de fourrage, baronnie de râtelier. Son père était magasinier en chef de je ne sais quoi.
– Mais tout cela est en dehors des accusations que vous portez sur ces jeunes gens, mon cher comte, et tous les jours, à la Chambre, vous serrez la main de gens qui sont partis de plus bas, et qui ont vendu bien autre chose que de la paille et du foin.
– Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, je sais que M. Fabien tente des choses fort inconvenantes à l’égard d’une jeune et jolie femme.
– Que vous connaissez? dit vivement madame de Barthèle.
– Nullement; mais je connais un galant homme qui porte intérêt à cette femme, et que les assiduités de ces messieurs obsèdent fort.
– Et ce galant homme, vous le nommez?
– Ce serait une indiscrétion que de satisfaire à votre demande, chère baronne, reprit le comte en se maniérant; car ce galant homme…
– Est marié? demanda madame de Barthèle.
– À peu près, répondit M. de Montgiroux.
– Bien, dit la baronne en se croisant les bras et en couvrant le comte d’un regard moqueur. Bien, voilà qui peut servir de réponse aux détracteurs de la pairie. En vérité, nos hommes d’État sont de hautes capacités, puisqu’ils peuvent unir dans leurs vastes cerveaux un petit scandale de boudoir à d’importantes questions parlementaires.
M. de Montgiroux prévit l’orage qui allait gronder, et se hâta, en guise de paratonnerre, d’élever un trait de sentiment.
– Chère baronne, dit-il, vous oubliez que c’est de notre cher Maurice qu’il s’agit, et pas d’autre chose.
À cette exclamation, le cœur de la baronne se fondit, et l’amante redevint mère.
– Si j’étais jalouse, dit-elle ne pouvant, cependant, rompre ainsi tout à coup avec les soupçons qu’elle avait conçus, je croirais que vous n’êtes pas si désintéressé que vous le dites dans l’opinion que vous avez émise sur ces deux jeunes gens; mais je suis généreuse, et, d’ailleurs, je vous l’avoue, dans ce moment-ci, mon cœur est tout à Maurice. Mon fils entendit donc nommer Léon de Vaux et Fabien de Rieulle, quoiqu’il parût ne plus rien entendre; il vit le mouvement que je fis, quoiqu’il parût ne plus rien voir, et, au moment où nous le croyions assoupi, il se retourna vivement pour ordonner qu’on les fît entrer.
– Leur nom avait, à ce qu’il paraît, produit une révolution? dit gravement le comte.
– Justement, et cela me raccommode un peu avec elles.
– Les révolutions sont des commotions électriques qui galvanisent jusqu’aux cadavres! s’écria le pair de France, ni plus ni moins que s’il eût été à la Chambre.
Puis, s’arrêtant tout à coup avec le calme parlementaire d’un orateur que le président vient de rappeler à l’ordre, il se drapa dans sa dignité, en laissant tomber ces seules paroles:
– Continuez, chère amie, je vous écoute.
– Maurice ordonna donc qu’on les fit entrer; je regardai le docteur, il me fit un signe affirmatif; puis, lorsque j’eus répété l’injonction de Maurice, il se pencha à mon oreille: «Bien! dit-il, voilà un bon mouvement; laissons-le seul avec ses amis; peut-être, plus au courant de sa vie que vous-même, savent-ils le secret qu’il nous cache. Nous les interrogerons en sortant.» Je pris la main de Clotilde, et nous nous retirâmes dans le petit cabinet à côté; le docteur nous suivit et ferma la porte. Au moment même, on introduisait ces messieurs près du malade. «Maintenant, mon cher monsieur Gaston, dis-je au docteur, ne trouvez-vous pas que, pour notre plus grande sécurité, nous ne ferions pas mal d’écouter la conversation de ces messieurs? – Vu la gravité de la circonstance, répondit le docteur, je crois que nous pouvons nous permettre cette petite indiscrétion.» Êtes-vous de l’avis du docteur, mon cher comte?
– Sans doute; car je présume que le secret de Maurice n’était point un secret d’État.
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