– Et quand l’entrevue doit-elle avoir lieu? demanda madame de Barthèle avec une sorte d’anxiété. N’oublions pas que chaque moment de retard peut compromettre la vie de Maurice.
– Le rendez-vous est donné pour ce matin même, et, dans peu d’instants, nous verrons sans doute arriver la personne.
Et Fabien jeta un regard sur le comte, pour voir quel effet produirait sur lui l’annonce de cette prochaine arrivée; mais le comte, qui avait eu le temps de remettre son masque d’homme politique, resta impassible.
– Elle n’a point fait de difficultés? demanda madame de Barthèle.
– Il n’a été question, répondit le jeune homme, que d’une simple visite à la campagne; une maison à vendre a été le prétexte dont Léon de Vaux s’est servi pour déterminer la personne à venir à Fontenay en sa compagnie; pendant la route, il se charge de la préparer doucement à rendre le service que vous réclamez d’elle.
– Mais alors ne craignez-vous pas qu’elle ne refuse d’aller plus loin?
– Quand elle saura la situation dans laquelle se trouve Maurice, j’espère que le souvenir d’une ancienne amitié surmontera toute autre considération.
– Oui, et j’espère comme vous, dit madame de Barthèle enchantée.
– Mais, monsieur, demanda le comte d’une voix qui, malgré toute la puissance de l’homme d’État sur lui-même, n’était pas exempte d’émotion, comment s’appelle cette personne, s’il vous plaît?
– Comment! vous ne savez pas de qui il est question? demanda Fabien.
– Aucunement. Je sais qu’il est question d’une femme jeune et jolie; mais vous n’avez pas encore prononcé son nom.
– Alors, vous l’ignorez?
– Complètement.
– Elle se nomme madame Ducoudray, répondit Fabien de Rieulle en s’inclinant avec le plus grand sang-froid.
– Madame Ducoudray? répéta M. de Montgiroux avec un sentiment visible de joie. Je ne la connais pas.
Et le comte respira, comme un homme auquel on enlève une montagne de dessus la poitrine. L’air sembla pénétrer librement dans ses poumons, ses traits contractés et ses rides profondes se détendirent et retombèrent dans leur mollesse accoutumée. Fabien suivit sur le visage du comte tous ces symptômes de satisfaction, et il sourit imperceptiblement.
– Ma chère amie, dit alors à madame de Barthèle M. de Montgiroux, qui, à ce qu’il paraît, avait appris tout ce qu’il voulait savoir, maintenant que je suis à peu près certain de l’arrivée de notre magicienne, je vous laisse causer avec M. de Rieulle, et je remonte près de notre malade.
– Mais vous restez toujours avec nous, n’est-ce pas?
– Puisque vous le voulez absolument, il faut bien vous obéir; seulement, je renvoie mes gens. Il est bien entendu que vous me donnez ce soir vos chevaux pour aller à Paris?
– Oui, oui, c’est chose convenue.
– C’est bien. Vous permettez que j’écrive un mot pour qu’on ne m’attende pas à dîner?
– Faites.
Le comte s’approcha d’une table sur laquelle, pour l’usage de tout le monde, on laissait, en cas de besoin, un buvard, des plumes, de l’encre et du papier. Alors, sur un petit carré de vélin parfumé, il griffonna ces mots:
« À ce soir huit heures, à l’Opéra, ma toute belle.»
Puis il cacheta ce billet, mit l’adresse tout en jetant un coup d’œil inquiet du côté de madame de Barthèle, et sortit pour donner ses ordres et monter, comme il l’avait dit, dans la chambre de Maurice.
Dès qu’il fut parti, madame de Barthèle, plus à l’aise de son côté pour questionner l’ami de son fils, se hâta de dire avec sa légèreté habituelle:
– Enfin, nous allons donc la voir, cette belle madame Ducoudray; car vous m’avez dit qu’elle était belle, n’est-ce pas?
– Mieux que cela: elle est charmante!
– Madame Ducoudray, vous dites?
– Oui.
– Savez-vous, monsieur de Rieulle, que ce nom a vraiment l’air d’un nom?
– Mais c’est qu’en effet, c’en est un.
– Et c’est bien véritablement celui de la dame?
– C’est du moins celui que nous lui donnons pour cette circonstance. On peut la rencontrer chez vous, et de cette façon, au moins, les choses auront bonne apparence. Madame Ducoudray est un nom qui n’engage à rien; on est tout ce qu’on veut, avec ce nom-là. Léon doit lui apprendre en route, comme je vous l’ai dit, et dans quel but nous l’amenons chez vous, et sous quel nom elle doit vous être présentée.
– Et son vrai nom, quel est-il? demanda madame de Barthèle.
– Si c’est de son nom de famille que vous voulez parler, répondit Fabien, je crois qu’elle ne l’a jamais dit à personne.
– Vous verrez que c’est quelque fille de grand seigneur qui déroge, dit en riant madame de Barthèle.
– Mais cela pourrait bien être, dit Fabien, et plus d’une fois l’idée m’en est venue.
– Aussi je ne vous demande pas le nom sous lequel elle est inscrite dans l’armorial de France, mais le nom sous lequel elle est connue.
– Fernande.
– Et ce nom est… connu, dites-vous?
– Très-connu, madame… pour être celui de la femme la plus à la mode de Paris.
– Savez-vous que vous m’inquiétez? Si quelqu’un allait nous arriver tandis qu’elle sera là, et reconnaître cette dame pour ce qu’elle est?
– Nous vous avons avoué, madame, avec la plus grande franchise, quelle est dans le monde la position de madame Ducoudray, ou plutôt de Fernande; il est encore temps, de prévenir tous les inconvénients que vous craignez. Dites un mot, je cours à sa rencontre, et elle n’arrivera pas même en vue de ce château.
– Que vous êtes cruel, monsieur de Rieulle! Vous savez bien qu’il faut sauver mon fils, et que le docteur prétend qu’il n’y a que ce moyen.
– C’est vrai, madame, il l’a dit, et c’est sur cette assurance seulement, rappelez-vous-le bien, que je me suis hasardé à vous offrir…
– Mais elle est donc bien charmante, cette madame Ducoudray qui inspire des passions si terribles?
– Vous ne tarderez pas à la juger vous-même.
– Et de l’esprit?
– Elle a la réputation d’être la femme de Paris qui dit les plus jolis mots.
– Parce que ces sortes de femmes disent tout ce qui leur passe par la tête; cela se conçoit. Et des manières… suffisantes, n’est-ce pas?
– Parfaites; et je connais plus d’une femme de la plus haute distinction qui en est à les lui envier.
– Alors, cela ne m’étonne plus, que Maurice soit devenu amoureux d’elle. Ce qui m’étonne seulement, c’est que, apte à comprendre la distinction, comme elle paraît l’être, elle ait résisté à mon fils.
– Nous n’avons pas dit qu’elle lui eût résisté, madame; nous avons dit qu’un jour Maurice avait trouvé sa porte fermée et n’avait pas pu se la faire rouvrir.
– Ce qui est bien plus étonnant encore, vous en conviendrez. Mais à quelle cause attribuez-vous ce caprice?
– Je n’en ai aucune idée.
– Ce n’est pas à un motif d’intérêt, car Maurice est riche, et, à moins de prendre quelque prince étranger…
– Je ne crois pas que, dans sa rupture avec Maurice, Fernande ait été dirigée par un motif d’intérêt.
– Savez-vous que tout ce que vous me dites-là me donne la plus grande curiosité de la voir?
– Encore dix minutes et vous serez satisfaite.
– À propos, je voulais vous consulter sur la façon dont nous devons agir avec elle. Mon avis primitif – et tout ce que vous venez de me dire me confirme encore dans cet avis – est que, du moment où nous sommes censés ignorer sa conduite et où nous l’admettons chez nous comme une femme du monde, nous devons la traiter comme nous traiterions une véritable madame Ducoudray.
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