Loraydan le contemplait avec une sombre curiosité; peut-être l’enviait-il. Cette rieuse insouciance qui éclatait sur les traits de don Juan lui apparaissait, à lui, véritable damné sans cesse en lutte avec lui-même, comme la fraîche oasis peut apparaître de loin au voyageur égaré parmi les sables brûlants.
– Ainsi, reprit-il avec une nuance d’admiration, vous n’êtes pas autrement ému d’apprendre que l’homme gravement insulté par vous était le roi de France en personne?
– Entendons-nous, fit don Juan avec une sorte de gravité bizarre sous laquelle on eût pu deviner des assises de scepticisme. Je suis toujours fâché d’être mis dans l’obligation d’insulter un homme qui vaut d’être appelé un homme… Le titre de roi est un beau titre. Je l’envie, car il exerce sur l’imagination féminine un irrésistible ascendant. Avez-vous, mon cher comte, observé que, dans l’esprit et le cœur d’une femme douée de délicatesse et d’intelligence, les vertus morales de l’homme sont prédominantes, créatrices d’amour, inspiratrices de réelles passions bien plus que la beauté physique? Que de fois j’ai pu étudier de près cette importante vérité qui prouve la supériorité de l’imagination de la femme! Certes, plus haut placé se trouve le cœur d’une femme, plus puissante est sa faculté d’imaginer la beauté, plus affiné est son esprit, – et plus elle exige de son amant les vertus qui font une auréole même à la laideur physique. Pour l’homme, la beauté plastique est presque tout; pour la femme, presque rien. Parmi ces vertus se place en première ligne l’art de bien dire: Je t’aime, oui, monsieur, l’art supérieur et délicat de trouver des variantes à ce mot: Je t’aime. Une femme de cœur adore la musique des mots raffinés qui la font vibrer… Puis, dans la liste de ce qu’on doit appeler les vertus de l’homme, vient la richesse qui permet à l’amant d’exalter son idole, de lui donner une haute opinion d’elle-même et de satisfaire la plus violente, la plus humaine des passions… l’amour-propre. Puis vient la situation conquise par l’homme, la place qu’il occupe dans la fourmilière; plus il domine la foule et plus il brille aux yeux de la femme d’élite. Puis vient la naissance. Le titre de roi est magique. J’ai vu votre François, premier du nom. Il est laid. Il est lourd. Son visage blême manque de noblesse. Ses traits sont l’antithèse de la beauté harmonique… mais je suis sûr que, dans ce vaste Paris, des centaines de jolies femmes rêvent d’être aimées de lui et lui créent une beauté définitive parce qu’il est la toute-puissance; parce qu’il marche dans le nuage poétique et formidable de sa royauté dominatrice… Ah! comte, si j’étais roi!… Que dis-je! Je suis plus que roi puisque je suis poète… je ne dis pas faiseur de vers comme votre Marot, je dis poète, je dis créateur de sensations et d’imaginations…
Loraydan avait écouté avec intérêt l’exposé des théories de don Juan.
Il songeait à Bérengère…
Il songeait que lui aussi, tout au moins par la naissance, occupait une de ces places d’élite qui désignent l’homme à l’admiration et à l’amour d’une femme. Il songeait que, bientôt, quand il aurait conquis à la cour la situation qu’il convoitait, il aurait décuplé sa force de séduction sur Bérengère, c’est le secret de bien des ambitions!
Et don Juan, le regard perdu, le front rêveur, doucement, murmurait:
– «Je t’aime!…» C’est sur ce mot qu’a été bâti et que se perpétue l’univers. C’est la parole sacrée qui explique le ciel, la terre et l’enfer. C’est le principe et la fin de la volonté humaine, le pivot d’inusable diamant sur lequel tourne le monde des pensées. Et c’est le parfum qui embaume l’infini. Et c’est l’astre de feu sur lequel convergent tous les désirs épars dans l’immensité. Seulement… il faut savoir le dire… savoir. Celui qui sait dire « Je t’aime» est sûr d’être aimé… Léonor, ô Léonor, est-ce que, vraiment, à toi seule, je n’ai pas su dire: Je t’aime?…
– Mais, dit Loraydan d’une voix âpre où il y avait presque de la rage, que faites-vous de tout ce qui est la vie de l’homme? Que faites-vous des nobles ambitions qui poussent un esprit et le haussent aux sublimes dominations? Que faites-vous des entreprises tentées vers la richesse et le pouvoir? Que faites-vous des veilles du savant, des insomnies du trouvère, des fièvres qui consument le créateur? Que faites-vous même des batailles d’homme à homme, de peuple à peuple… que faites-vous de la Vie manifestée par tant de pensées génératrices de tant d’action?
– Ambition! Poésie! Science! Bataille, Guerre! Suprême effort de l’âme! Vous n’êtes que le vêtement de l’amour. Eh quoi, monsieur le comte, s’écria don Juan, qui se leva et se mit à marcher avec agitation, je vous parle d’une splendide nudité, je vous présente la marmoréenne, l’impérissable beauté qui est l’amour! Et vous me demandez ce que je fais des soies, des velours, des dentelles qui ornent la magnificence de la Nudité! Tuez la Nudité: que deviennent ces étoffes, pour aussi précieuses qu’elles soient? Mais si vous jetez au feu les dentelles, au feu les robes et les corsages, au feu les bijoux d’or, la Nudité demeure, palpitante et vivante à jamais. Ambition, poésie, science, bataille, vous n’êtes que les falbalas dont l’homme habille son amour! Je crois bien, seigneur, que votre coquin de valet a bu tout ce qu’il y avait sur cette royale table… non, non, par Bacchus, voici encore un flacon! Seigneur comte de Loraydan, je bois à la Vérité une et éternelle, à l’Amour!
Ce disant, Juan Tenorio emplit deux coupes et vida la sienne d’un trait.
– C’est du soleil, dit-il en s’asseyant. Seigneur comte, nous buvons du soleil et de la lumière, et de la chaleur, et de la joie… nous buvons de l’amour! Qu’importe après cela que votre roi me veuille faire mourir?
Amauri de Loraydan tressaillit; il voyait clairement que don Juan Tenorio n’était pas l’aventurier facile à conquérir par menaces ou par promesses. C’était un noble adversaire. Amauri en éprouva du respect et de la colère. Dans cette brillante et solide armure qui protégeait don Juan, il se dépita de ne pas apercevoir le point faible… Don Juan le lui offrit lui-même:
– Et pourtant, disait-il, c’est avec une peine infinie que je verrais venir la mort. Si votre roi me condamne, seigneur comte, ni lui ni son bourreau ne pourront se vanter d’avoir vu trembler don Juan Tenorio quand se lèvera la hache. Mais quelle douleur dans mon cœur! Quel affreux désespoir! Mourir avant d’avoir inspiré l’amour à Léonor! Mourir sans avoir connu cette suprême ivresse d’entendre Léonor me dire enfin: Juan Tenorio, je t’aime…
– Léonor? interrogea Loraydan avec calme.
– Léonor d’Ulloa…
– La fille du Commandeur de Séville?
– Elle-même, seigneur comte.
– Vous l’aimez?
Don Juan considéra Loraydan avec surprise. Oui, ma foi, ce fut de la surprise! Il était sûr que l’univers entier connaissait son amour pour Léonor. Il s’étonna qu’un homme pût lui demander s’il aimait Léonor d’Ulloa. Il eut un long soupir.
Deux larmes brillèrent à ses paupières. Il couvrit ses yeux de sa main, non pour cacher ses larmes d’amour, mais pour évoquer l’image adorée et l’adorer encore en une contemplation d’extase. Il murmura:
– C’est vrai… vous ne savez pas… oh! vous ne savez pas que je l’aime. Mais savez-vous du moins ce que c’est qu’aimer? Avez-vous pleuré des pleurs plus salés que l’eau de mer, plus corrosifs que les poisons rongeurs? Avez-vous, en vain, supplié le sommeil de clore un instant vos paupières en feu? Avez-vous souhaité d’être un dieu pour apparaître à celle qui se refuse dans la gloire flamboyante des divinités de l’Olympe, et l’attirer à vous d’un seul regard? Non, non! Vous ne pouvez savoir ce que peut être l’amour de don Juan pour Léonor d’Ulloa, et quand je vous dis que je l’aime, je ne vous ai rien dit.
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