Loraydan, donc, aperçut son valet, l’attira à lui d’un signe impérieux, comme le tourbillon de vent attire la feuille sèche, et lui demanda:
– Ce gentilhomme? Tu l’as vu entrer?…
Les cheveux de Brisard se hérissèrent:
– Lequel? Bon sang! Quel gentilhomme? Celui que j’ai vu sortir?
– Attention, Brisard, dit froidement Loraydan. Tu sais que les étrivières ne sont pas loin? je te parle d’un gentilhomme de mes amis qui a dû venir ici entre onze heures et minuit.
– Si c’est cela, oui, monsieur, je l’ai vu entrer. C’est un généreux gentilhomme. Il m’a donné une pièce d’or. Mais c’est peut-être une monnaie du diable, car elle ne porte point l’effigie de notre sire, ni la salamandre.
Brisard montra la pièce suspecte, que Loraydan examina à la lueur de la lanterne.
– C’est un carolus d’or… dit le comte en rendant la pièce à Brisard qui ôta son bonnet.
– Un carolus d’or!…
Oh! les pauvres douze carolus de Jacquemin Corentin!…
– Et que fait-il? Où est-il? reprit Loraydan.
– Dans la salle d’honneur. Il mange monsieur, et de bon appétit. Les confitures y ont passé. C’est-à-dire, il boit aussi. Et du fameux. Il m’en a fait vider deux flacons. C’est un bien généreux seigneur. Et il m’a demandé s’il ne se trouvait pas dans l’hôtel quelque princesse à qui il pût baiser les mains.
– Quelque princesse? fit Loraydan étonné.
– Ah! dame! comme je ne connaissais pas de princesse, j’ai été lui chercher, au Bel-Argent , Ameline-la-Borgnesse à qui il manque trois dents sur le devant, que lui brisa d’un coup de poing Lancelot qui est garde au Temple.
– Et alors? gronda Loraydan mis en méfiance.
– Alors? Quand il l’a vue, il s’est mis à crier comme un putois, et cette pauvre Ameline, monsieur, il l’a appelée un objet d’horreur. Et il lui a donné deux soufflets pour avoir osé lui montrer une figure qui lui donnerait le cauchemar, qu’il a dit, bon sang! Après quoi, il l’a forcée de manger le reste des pâtisseries, et lui a donné deux pièces d’or pareilles à la mienne, une pour chaque soufflet, qu’il a dit, bon sang!…
Ah! pauvres, pauvres carolus d’or de Jacquemin Corentin!…
– Et alors? répéta Loraydan de plus en plus en défiance.
– Alors! Ameline-la-Borgnesse est partie en pleurant pour les soufflets et en riant pour les pièces d’or. Dame! monsieur, mettez-vous à sa place… Alors, je lui ai demandé si, pour le même prix, il ne pourrait pas m’administrer une douzaine de soufflets. Mais il n’a pas voulu, en disant que les soufflets qu’il me donnerait étaient marchandise gratuite, ce qui m’a bien prouvé…
– Assez! interrompit Loraydan. Les valets, les huit valets de Turquand, où sont-ils?
– Partis, monsieur, ils sont partis une minute après que vous eûtes quitté l’hôtel avec MM. d’Essé et de Sansac et cet autre seigneur dont vous m’avez défendu de prononcer le nom. Seulement, au lieu de prendre le chemin de la Corderie, ils sont entrés dans le terrain des Enfants-Rouges.
Le logis Turquand avait une petite porte de derrière sur ce terrain. Loraydan comprit quelle avait été la manœuvre de Turquand, et que le chef de la forteresse n’avait commis aucune imprudence comme il l’avait pensé: le logis s’était retrouvé muni de ses défenseurs au moment même où le roi et ses compagnons étaient arrivés devant la porte d’entrée.
– C’est bon, dit Loraydan. Tu mériterais les étrivières pour avoir bu mon vin. Mais, pour cette fois, je te fais grâce. Ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que ce gentilhomme s’en aille.
Et Brisard, sa lanterne à la main, s’immobilisa à la même place…
Loraydan pénétra dans la salle d’honneur et vit Juan Tenorio installé à table dans le fauteuil qu’avait occupé François I eret finissant à petits coups un flacon de vin des îles.
Don Juan se leva et s’avança avec empressement au-devant du comte de Loraydan. Les deux seigneurs s’arrêtèrent à trois pas l’un de l’autre et s’inclinèrent profondément, de cet air de noble politesse qui était l’un des plus séduisants attraits des courtisans de cette époque encore si près des mœurs chevaleresques.
– Seigneur Juan Tenorio, dit Amauri, permettez-moi tout d’abord de vous remercier de tout mon cœur de m’avoir fait l’honneur de vous asseoir à ma table, et laissez-moi espérer que mes gens auront fait de leur mieux en mon absence.
– Seigneur comte de Loraydan, répondit don Juan, tout l’honneur fut pour moi – l’honneur et l’agrément. – Vos confitures sont exquises, et vos vins dignes de la table des dieux. J’en ai usé envers vous comme on en usait jadis envers ces preux de qui, ami ou ennemi, on était toujours sûr de recevoir une hospitalité de bon aloi.
– Je vous jure, seigneur Juan Tenorio, que votre compliment me va droit au cœur.
– Mon compliment, seigneur comte de Loraydan, n’est qu’un bien pâle reflet de tout le bien que je pense de vos pâtisseries et de votre bonne grâce.
Sur ces mots, il y eut de part et d’autre un nouveau salut aussi profond que le premier. Puis Loraydan conduisit son hôte jusqu’au fauteuil, le pria de s’asseoir et alors seulement s’assit lui-même.
– Seigneur Juan Tenorio, nous devions, demain, à midi, en cet hôtel même, nous rencontrer pour tirer au clair notre situation l’un vis-à-vis de l’autre. Cet entretien, puisque vous voilà, aura lieu dès maintenant, si cela vous plaît.
– Cela me plaît, dit don Juan, et je bénis le hasard qui devance de douze heures une entrevue dont l’attente, je l’avoue, aiguisait ma curiosité.
– Tout est donc pour le mieux.
Loraydan, une minute, fixa silencieusement son adversaire. Puis:
– Seigneur Tenorio, dit-il, lorsque vous sortirez d’ici, nous serons ennemis mortels, mais de telle sorte qu’il faudra que l’un de nous deux tue l’autre, ou nous serons amis et unis au point que de la destinée de chacun de nous dépendra la destinée de l’autre.
– C’est mon avis, dit don Juan. Établissons donc clairement les choses: lorsque, tout à l’heure, près de la grille de l’hôtel d’Arronces, vous m’avez chargé avec une folle vaillance – car vous ne vous serviez pas de votre épée, et moi je cherchais à vous percer la poitrine – vous m’avez glissé à l’oreille que c’était le roi lui-même que je venais d’insulter. Je dois vous demander tout d’abord si cela est absolument vrai.
– C’est la pure vérité: l’homme qui vous a dit: «Je suis le roi!» celui-là, c’était bien Sa Majesté le roi de France.
– Fort bien. Vous m’avez alors conseillé de fuir à l’instant et de me réfugier ici. Seigneur, comte de Loraydan, je vous serai reconnaissant de me rendre ce témoignage que je n’ai pas fui.
– Certes! Et même vous m’avez fait passer une rude minute d’anxiété. Vous n’avez consenti à vous en aller que lorsque je vous eus juré qu’en partant vous me sauviez la vie à moi-même.
Les traits de don Juan, qui s’étaient contractés, se détendirent: il eut un sourire.
– Il est donc avéré, dit-il, que nul ne pourra soutenir que don Juan Tenorio a pris la fuite. Il est avéré que même en présence du glorieux roi de France, don Juan n’a pas fui. Il s’est retiré lorsqu’il en a été supplié par un gentilhomme de qui la bravoure et l’honneur ne peuvent être mis en doute.
– Tout ceci est vrai, dit Loraydan, et je suis prêt à en témoigner en y engageant ma parole.
Tenorio, à l’instant, redevint l’insoucieux don Juan qui, selon la forte expression de Jacquemin Corentin, ne craignait ni Dieu ni diable et se riait de la mauvaise comme de la bonne fortune.
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