Combine, cherche, invente, bon courtisan! Médite, nautonier d’ambition! Mais par tous les diables, fais vite, car ta fortune en dépend!…
– Sire, dit Loraydan avec une émotion bien calculée – juste ce qu’il en fallait et pas plus: il faut de la mesure, du tact et du savoir-faire, du savoir-dire, du savoir-se-grimer, de par tous les diables, il en faut! – sire, je méditais en effet, et complétais ce magnifique plan si simple que vient d’exposer Sa Majesté…
– N’est-ce pas que c’est bien simple? dit François I erdéjà radieux.
– Simple comme tout ce qui est génial, sire, mais…
– Oh! s’écria Essé, furieux, pour les expéditions amoureuses, nul ne peut être comparé à Sa Majesté.
– Chacun sait, gronda Sansac enragé, chacun sait qu’il n’y a pas d’esprit plus fertile que celui du roi!
C’était grossier. Les deux pauvres hères pataugeaient. C’étaient pourtant des gens d’esprit. Mais la rage les paralysait… François les écouta à peine. Il s’écria avec inquiétude:
– Tu as dit: mais… Loraydan! Cher ami! Est-ce que tu prévois un obstacle?
Essé et Sansac baissèrent la tête: ils étaient vaincus.
Un obstacle au désir du maître! Ah! c’est là le comble de l’art, le raffinement dans la gloire de la servitude! Alors que le maître croit n’avoir plus qu’à allonger la main pour saisir le jouet qu’il convoite, lui montrer un obstacle! Soulever en lui l’inquiétude! Surexciter par là son désir! Provoquer son dépit! Et alors, tout simplement, lui dire: «Maître, il y a un homme au monde qui peut supprimer l’obstacle. Et c’est moi!»
– Oui, sire. Un obstacle. Mais je suis là. L’obstacle, je l’écarte d’un geste. Voilà ce que je méditais. Seulement, le geste sera sanglant. Sire, lorsque, le premier, je serai entré dans le logis Turquand, lorsque vous y pénétrerez à votre tour, vous me verrez ou couvert du sang d’un autre, – ou mort moi-même; mais, dans ce dernier cas, ne me plaignez pas, puisque je serai mort en vous servant…
– Explique-toi, dit François I er, je ne veux pas que tu risques inutilement ta vie.
– Ma vie est à vous, sire… Voici: je connais bien le logis Turquand. Et je connais bien Turquand lui-même. Ce misérable usurier a peur des voleurs de nuit. Le moindre bruit lui donne le frisson.
– Il a peur pour son trésor! s’écria le roi dans un éclat de rire.
– Pour son trésor, tressaillit Loraydan. Oui, sire. Donc, pour dormir tranquille, il a placé chez lui un homme qu’il paye fort cher, une sorte de colosse, choisi parmi les plus rudes francs-bourgeois de la truanderie; cet homme dort le jour et veille la nuit dans la salle du bas, prêt à tuer…
– Ah! ah! murmura le roi, pensif. Et alors?…
– Alors, dit Loraydan, j’entre le premier, et…
– Non pas, mort du diable! gronda Sansac.
– Nous en sommes! dit Essé.
– Paix, messieurs! ordonna le roi. Loraydan doit entrer le premier puisqu’il connaît bien le logis, l’usurier et le truand. Loraydan, je te nomme chef de l’expédition!
Quelque chose comme un sourire livide erra sur les lèvres blanches d’Amauri de Loraydan.
– Chef de l’expédition, sire!… Eh bien, mais c’est un commandement, cela!
– Et par Notre-Dame, je te le confirme. Seulement, ce commandement se confondra dans le titre que te vaudra ta charge à la cour de France!
Loraydan se courba, se coucha pour ramasser l’os. Il remercia en termes mesurés. Puis:
– J’entre donc le premier. Je vais droit à l’homme. Pour la paix de ma conscience, je lui demande s’il veut laisser le champ libre et s’en aller. S’il s’en va, il a vie sauve, car un chrétien ne doit pas en vain répandre le sang…
– Juste! Très juste! dit le roi avec sincérité. Et s’il résiste…
– Je le tue. Et vous appelle ensuite. Ou il me tue…
– Et ce sera à nous d’agir alors! fit impétueusement Sansac.
Le roi se leva et dit:
– Tout est ainsi fort bien réglé. Une fois que je serai dans la place, ne vous occupez plus de moi et retenez seulement le digne usurier de père. Quant à la fille, je m’en charge…
Une flamme passa dans les yeux du roi: quelque soudaine vision de violence… le fauve humain se ruant sur la serve qui palpite… Ce rêve rapide exaspérait sa passion.
Une flamme aussi dans les yeux de Loraydan: la rouge étincelle du meurtre…
– Allons! dit François I erd’une voix brève et sèche, presqu’un grognement… oui: le grognement du maître qui va foncer sur la serve – misérable instrument de plaisir.
Et tous quatre sortirent, empressés.
XXXV AUX ABORDS DU LOGIS TURQUAND
En quelques minutes, les nobles rôdeurs arrivèrent devant la maison de l’usurier – donc devant la grille de l’hôtel d’Arronces. Le logis Turquand était silencieux et obscur. Et silencieuses, les ténèbres épandues sur Paris, sur le chemin de la Corderie, par cette nuit d’hiver. Une vraie nuit faite pour les larrons, pour les rôdeurs, pour les détrousseurs. Le guet-apens se plaît à ces ambiances: au grand jour, le truand d’amour, l’assassin d’honneur cligne des yeux, et son ennui est grand d’être forcé à emprunter figure d’homme, – un masque pesant. Par les nuits de ténèbre et de silence, il peut, en toute liberté, reprendre sa vraie figure, groin ou mufle, – et n’est-ce pas un soulagement? Il aurait fallu pouvoir, à ce moment, projeter un jet de lumière sur le mufle du roi François I er: le spectacle eût, sans doute, été assez curieux, de cette face ordinairement blafarde, échauffée par les vins, enflammée par les visions de rut violent, c’était un roi, un de ces braves rois auxquels l’histoire témoigne une maternelle indulgence en raison même de leur petites fredaines… Il y avait par-ci par-là, dans Paris, quelques pauvres serves qui pleuraient, mais les pleurs des serves sont un appoint à la gloire, à l’honneur, à la joie du maître – maître par la force du bras… ou par le pouvoir… ou par l’argent… selon les temps, selon les mœurs, selon les vocabulaires.
Essé et Sansac étaient calmes, insoucieux.
Loraydan vivait une minute d’horreur, et sa main tourmentait la poignée de sa dague.
Le roi trépidait. Une sorte d’exaspération nerveuse le redressait, lui donnait une illusion de jeunesse et de force, et presque il souhaitait de pouvoir lui-même s’attaquer au colosse gardien du logis Turquand, dénoncé par Loraydan. Il était à une de ces heures où le besoin de l’action, sous la forme qui plaira au hasard, doit à tout prix se satisfaire. Dans ces heures-là, un homme devient une brute ou un héros.
– Allons, dit-il, de sa même voix brève et sèche, voici le logis Turquand: frappe, appelle!…
Loraydan vacilla. D’un geste impulsif il tira sa dague.
– C’est pour le truand du logis! songea François I erqui vit très bien le geste.
C’était pour lui!… Le truand que le comte de Loraydan allait abattre, c’était lui! Une seconde encore, et l’Histoire eût eu à enregistrer un de ces actes qu’elle appelle des événements… un de ces millions de minuscules incidents dont fourmille l’histoire de la pauvre humanité.
Oui, une seconde encore et Loraydan, à bout de forces, changeait le nom du joyeux compère chargé de veiller, comme dit l’autre, de veiller sur les destinées de la France.
Loraydan ivre d’horreur, Loraydan fou de jalousie, Loraydan levait le bras… le roi saisit ce bras:
– Jour de Dieu, mes chers amis, murmura-t-il, ne voyez-vous pas qu’on nous guette?
Loraydan eut le soupir de soulagement du malheureux sur qui pèse de tout son poids quelque hideux cauchemar, et qui se réveille à temps. On guettait le roi! Qui? Où? cela importait peu. Ce qui apparut énorme, ce qui le remplit d’allégresse, ce fut l’incident lui-même – dix minutes gagnées, ou peut-être une heure… peut-être le roi obligé de s’en aller!
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