– Qui a apporté les candélabres, les flambeaux, dressé la table?…
– Messire Turquand.
Loraydan demeura quelques instants silencieux. Puis il eut un mouvement pour rentrer dans la salle d’honneur. Mais, revenant sur Brisard, il le regarda dans les yeux:
– Il n’est pas sorti, hein?
– Qui ça? fit Brisard soudain pâli.
– Le gentilhomme!…
– Mais, dit Brisard, vous m’avez commandé de l’avoir vu sortir le jour où il est entré avec vous!
– Oui. Tu dois dire cela, si quelqu’un te demande!
– Je dirai la vérité, fit Brisard.
– Misérable! Veux-tu que je t’étrangle? Serais-tu capable de soutenir que tu ne l’as pas vu sortir?
– Non, puisque j’ai vu sortir l’homme mort…
– Tu l’as vu sortir?
– C’est la vérité. Il est sorti, je l’ai vu sortir comme je vous vois.
Loraydan vacilla de terreur. Brisard était livide, s’attendant à être poignardé à l’instant, mais il demeurait impassible, machine à obéir qui ne se déclenchait que sur l’ordre du maître.
Le comte de Loraydan s’élança: atteindre les salles qu’il avait parcourues avec Clother de Ponthus, parvenir à celle où il avait enfermé le jeune homme, constater qu’elle était ouverte! vide! ce fut pour lui l’affaire d’une minute.
Il revint lentement. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Il tremblait. Une étrange impression de froid sur l’échine le faisait frissonner, tandis que son front était en feu et que ses tempes battaient. En cette minute, il oublia le roi, il oublia Turquand, il oublia Bérengère!… il tremblait!…
Loraydan était une bête de proie; mais aussi, de la bête féroce avait-il les aptitudes de la nécessaire, de l’indispensable bravoure physique.
Il se battait bien. Il savait risquer sa peau.
Mais dans ce moment, Loraydan sut ce que c’est que la peur.
La peur de la mort!
La peur de Clother de Ponthus!
Il songeait: Je suis perdu. J’ai voulu le tuer. Et il est vivant. C’est donc lui qui me tuera!
Il retrouva Brisard à la place même où il l’avait laissé. Chose assez bizarre: il ne songea à lui faire aucun reproche. Les circonstances accessoires s’effaçaient devant l’énormité du fait. Et le fait était que Ponthus vivait… Oh! il vivait pour quelque terrible vengeance!
– Comment est-il sorti? demanda Loraydan.
– Dame! fit Brisard, il est sorti par la porte.
Brisard était innocent de toute velléité de plaisanterie. Il croyait énoncer une péremptoire vérité.
Il l’énonça avec fermeté. Et il ajouta pour se soulager:
– Bon sang de bon sang!
Loraydan, avec une sorte de calme, répéta sa question. Brisard avoua ensuite à Bel-Argent que ce calme était si terrible qu’il crut sa dernière heure venue, et que, tout en répondant, il adressa une fervente prière à deux ou trois saints de ses amis pour leur recommander son âme.
– Je veux dire, murmurait Loraydan, je veux dire: comment a-t-il pu s’en aller puisque tout était fermé? Qui lui a ouvert?
– Qui? Des truands, monsieur. Que sont-ils venus faire ici? Le diable le sait. Mais ils disaient qu’ils connaissaient bien la salle au trésor. Quel trésor? Bon sang!
– Oui, oui. Je sais ce qu’ils ont voulu dire. Continue.
– Eh bien, ils ont ouvert les portes. Et l’homme mort est sorti. Je l’ai vu sortir.
– Combien étaient-ils?
– Quinze ou vingt. J’ai oublié de les compter. Plutôt vingt que quinze. Des diables!
– Tu n’as pas essayé de défendre l’hôtel?
Brisard défit rapidement son pourpoint et montra sa poitrine nue.
C’était un chef-d’œuvre: au travers de cette poitrine, une longue estafilade s’allongeait, d’un rose vif; une éraflure de poignard ou d’épée. La blessure était réelle. Elle était héroïque: elle était l’œuvre de Brisard lui-même… un chef-d’œuvre.
– Voilà ce qu’ils m’ont fait, dit-il. Et ils m’ont lié par les pieds. Et ils m’ont mis un bâillon pour m’empêcher de crier au feu. Je suis payé pour défendre l’hôtel: je l’ai défendu, mais ils étaient quinze ou vingt, mettons vingt, sans compter l’homme mort.
Loraydan lui tourna le dos et regagna la salle d’honneur, où il trouva le roi buvant, riant, disant mille folies à ses deux compagnons.
– Sire, dit Loraydan, j’ai fait une ronde pour obéir à l’ordre de Votre Majesté. Mais j’étais bien sûr que nul de mes serviteurs n’oserait…
– Bon! s’écria François I er. Eh bien, voici ce que nous avons décidé: Sansac et Essé prétendent que tu connais ce Turquand, et qu’il t’a prêté de l’argent.
– C’est vrai, sire, Turquand m’a prêté de l’argent, dit Loraydan, d’une voix morne.
– Tu l’as vu, tu lui as parlé souvent?
– Souvent, oui, Majesté.
Et Loraydan regardait fixement devant lui, et ce qu’il voyait, c’était Clother de Ponthus.
– Alors, il connaît ta voix, reprit le roi. Voici ce qu’il faudra faire: moi, Essé et Sansac, nous nous tiendrons cachés aux abords de la porte du logis, et tandis que j’invoquerai le divin Cupidon, toi, Loraydan, messager d’amour, tu heurteras à l’huis. Tu te feras reconnaître du bon usurier. Tu invoqueras quelque urgent prétexte à pénétrer en cette demeure bénie qui abrite l’ange de mes rêves. La porte ouverte, nous entrerons tous les quatre, et… or çà, que penses-tu? où es-tu? m’écoutes-tu bien?
Loraydan tressaillit violemment. Il balbutia:
– J’écoute, Sire!…
Oui, il écoutait. Et cette fois, c’était une autre terreur qui faisait irruption en lui. Clother de Ponthus, à son tour, s’effaçait de son esprit. Ainsi, parmi les fantasmes qui viennent assaillir le mourant, un rêve d’horreur succède à un rêve d’épouvante.
Il entendait. Il écoutait. Et il comprenait que le plan du roi, très simple, était infaillible. Il comprenait que Bérengère était perdue.
C’était sûr: Turquand lui ouvrirait à lui, Loraydan, sur son premier mot. Rien ne pouvait faire que Turquand n’ouvrit pas au fiancé de Bérengère. Le mécanisme de la porte de fer ne serait donc pas manœuvré. Bérengère ne serait donc pas prévenue d’avoir à fuir, puisque c’était le déclenchement même du mécanisme qui l’informait du danger en agissant sur la clochette d’alarme. Et les défenseurs étaient absents du logis… de la forteresse! puisque les huit valets étaient assemblés à l’hôtel Loraydan!… Ah! misérable imprudence du chef de la forteresse!
Toute l’admirable organisation de défense imaginée par Turquand était réduite à néant.
– Et c’est moi qui ferai ouvrir la porte! Et c’est moi qui livrerai Bérengère à ce larron d’honneur! Moi, Loraydan, moi, dis-je, moi, messager d’amour, comme il dit, messager d’infamie, messager de honte et de désespoir venu au nom du divin Cupidon…
Il eut un ricanement qui étonna François I er.
– Tu m’écoutes? Par Vénus protectrice, il semble que tu médites des pensées de fou!
– Dois-je le tuer tout de suite? songeait Loraydan. Ou le poignarderai-je dans la maison de Turquand? Oui! Oui! C’est cela! Là-bas! Devant Bérengère!…
Et dans l’instant où cette résolution entra en lui, il reprit tout son sang-froid. Un rapide coup d’œil sur Sansac et Essé lui apprit que ses deux braves amis attendaient avec une fervente et puissante anxiété d’intérêt qu’il achevât de se perdre dans l’esprit du roi. Sur le visage du monarque, il lut le soupçon.
Ainsi l’embarcation du courtisan assaillie de toutes parts allait sombrer, il était temps de donner le coup de barre sauveur: si la nécessité persistait, de tuer le roi, il fallait écarter le soupçon jusqu’à la minute de l’acte; si, au contraire, le meurtre, pour quelque cause imprévue, devenait inutile, il fallait conserver la faveur de Sa Majesté…
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