4° Que, tout en songeant à ces choses et en bâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de son pourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissement lointain; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucune raison valable, il avait conclu: Il y a quelqu’un qui pleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut que j’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’était précipitamment rhabillé.
5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte de terreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamais ressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueur froide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que ce gémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, et qu’il s’était dit aussitôt: «Aille à la grille qui voudra; moi, je ne bouge pas.»
6° Qu’ayant pris cette résolution de ne pas sortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgré lui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie de prononcer ces paroles: « Il faut aller ouvrir à celle qui attend à la grille de l’hôtel…»
7° Qu’il était descendu, avait longé en toute hâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avait vu une femme et lui avait demandé: «Est-ce vous, madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi?» Et que cette dame lui avait répondu: «Non, ce n’est pas moi. Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici, ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instant auprès de Léonor d’Ulloa.»
8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sans essayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue la moindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût été parfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marché devant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit, en lui montrant la porte de la salle d’honneur: «Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un de leurs proches parents qui vient d’arriver…» Sur quoi, il était remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’y mettre en prières.
Tel est le récit que, sous la foi du serment, a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces. Et nous n’avons rien à y ajouter.
XXV LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN
Le matin de ce 1 erjanvier, nous avons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame Jérôme Dimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine. Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèle Jacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec la petite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’en souvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation du brave Corentin.
En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’était marié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois – opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus, la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacquemin entrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’il devait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher ou tout au moins l’estrapade au temps de François I er. Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré que celui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol ne pouvait empêcher un mariage français.
Quant à don Juan, il ne concevait aucune inquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il ne pensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rue Saint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouver Clother de Ponthus.
Comme Clother s’était placé au premier rang de l’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas de peine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi de Corentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi que don Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et du Commandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examiner Amauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureuse haine que le comte portait à Clother.
Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeur s’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.
Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait à marcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.
– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire. Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu me troublerais.
– Oui, dit Corentin avec amertume, à cause de ma vertu…
– Non, imbécile, à cause de ton nez qui me fait remarquer!
Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seul avec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant de Paris, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau de cet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles, si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet que d’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dans le vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pour comprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut être enfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’y incorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à une rumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Il était un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymes qui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec la foule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains, décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace, – et lorsque le dernier hallebardier du cortège fut passé, avec la foule, il demeura convaincu qu’il venait d’écrire une page d’histoire – ce qui, d’ailleurs, était exact.
Le cortège étant passé, Corentin se dirigea lentement vers la Grève, se demandant s’il n’allait pas maintenant se transporter au Parvis, afin d’assister, du dehors, au Te Deum qui allait se chanter à Notre-Dame, et recommencer les mêmes cris, les mêmes vivats, les mêmes gesticulations de ses longs bras.
Un craquement terrible, soudain, sur sa droite… et une grande clameur…
Une estrade noire de monde s’écroulait!…
Jacquemin Corentin fit un bond vers cette chose qui oscillait et s’abattait et arriva juste à temps pour saisir, dans la frénétique gesticulation de ses longs bras, une jeune fille qui, sans cette soudaine intervention, eût été s’écraser parmi les débris de madriers.
La fille, éperdument, se cramponna au cou et aux épaules du bon Corentin, puis tout aussitôt s’évanouit dans ses bras.
Il y eut un grand tumulte.
Des groupes fervents s’empressèrent à relever les blessés, à déblayer les ruines de l’estrade, avec cette généreuse et prompte ardeur qu’on voit toujours au peuple en ces occasions.
Jacquemin se retira de la multitude, assez embarrassé de son fardeau, avisa une auberge, y entra, déposa la jeune fille sur une chaise, et lui fit boire un cordial.
Alors seulement, comme elle rouvrait les yeux, il eut loisir de la reconnaître et eut un léger cri de surprise.
– La fille du drapier! songea-t-il. La petite Denise! Celle-là même que mon maître veut épouser sous trois jours… car il est toujours très pressé en ces sortes de besognes…
Et comme avait dit Amauri de Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, comme devait dire aussi don Juan le soir de ce jour, Jacquemin Corentin murmura:
– Ô destinée, voici de tes coups! C’est Jacquemin Corentin qui sauve la fiancée de don Juan Tenorio!…
Et avec l’intonation spéciale au badaud parisien, il ajouta:
– Par exemple, c’en est un, de hasard!…
Denise, disons-nous, ouvrit les yeux, reconnut le valet de ce grand seigneur qui ne parlait de rien moins que de l’épouser, et elle le remercia avec effusion.
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