Léonor leva vers son père ses yeux, ses beaux yeux de franchise et de bravoure, et elle dit:
– Je le sais, mon père, voilà tout!
Sanche d’Ulloa pressentit que sa fille lui cachait quelque secret. Mais il remit à plus tard de savoir quel pouvait être ce secret. Et Léonor se disait:
– Pauvre père! C’est assez du rude coup qu’il a reçu aujourd’hui. Je ne dois pas lui dire que ce misérable Tenorio m’a poursuivie moi-même, que c’est moi qu’il vient chercher à Paris… moi, dis-je! moi, sœur de Christa!… Non, non, cachons cela! Je puis me défendre moi-même. Santa Virgen, je me suis déjà défendue toute seule!…
Elle rougit soudain et songea que dans la salle de la « Grâce de Dieu» un autre l’avait défendue!
Le Commandeur poursuivit, – et sa voix tremblait de fureur, et ses yeux jetaient un éclat sinistre:
– Demain, je saurai où se cache ce Juan Tenorio. Demain, je le tuerai, quelque répugnance que j’éprouve à choquer mon fer contre le fer d’un lâche… car cet homme est sûrement un lâche…
Et Léonor:
– Oui, mon père. Sûrement. Un lâche!… La porte s’ouvrit violemment.
Don Juan parut, livide, les traits bouleversés. Il s’avança rapidement jusqu’à don Sanche stupéfait, jusqu’à Léonor soudain debout, – et d’une voix rauque:
– Un lâche!… Juan Tenorio un lâche! Par tous les saints, c’est un affreux mensonge, et je prétends le prouver sur l’heure!…
– Qui êtes-vous? gronda le Commandeur. Qui es-tu, toi qui oses soutenir qu’un mensonge a été proféré par Sanche d’Ulloa et sa fille Léonor?…
Tenorio se redressa, hautain, terrible, et dit:
– Je suis don Juan, fils de don Luis Tenorio!…
XXIV DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR NE POURRA JAMAIS ÉTOUFFER DON JUAN!
Don Sanche d’Ulloa parut instantanément se calmer. Sa haute taille voûtée se redressa. La pâleur de son visage disparut, et ses joues prirent une teinte rosée. Ces éclairs qui parfois, tout à l’heure, fulguraient dans ses yeux, s’éteignirent, et même il y eut sur ses lèvres quelque chose comme un joyeux sourire. Il prit la main de sa fille, et, d’une voix paisible:
– Mon enfant, il faut monter à ton appartement. Va, ma chère, et repose sans souci…
– Non, mon père, dit Léonor avec fermeté. Je veux rester…
Le Commandeur ne s’étonna pas. Il ne songea pas à réprimer ces paroles comme, en toute autre occasion, il n’eût pas manqué de le faire. Il regarda sa fille un instant, et eut un rire étrange.
– Tu veux? dit-il du même ton paisible. Eh bien, par saint François, je ne vois pas pourquoi je t’en empêcherais. Reste donc, ma chère enfant!
Léonor se recula de quelques pas.
Tout cela était d’un calme formidable. Don Juan qui s’était attendu à quelque véhémente apostrophe sentit un rapide frisson lui parcourir l’échine. Mais il jeta un regard sur Léonor. Et, dans le même instant, il n’y eut plus en lui que la volonté de la conquérir. L’amour se déchaîna dans son cœur. En cette seconde, il choisit l’attitude qu’il devait prendre.
Le Commandeur d’Ulloa marcha tranquillement jusqu’à don Juan et le regarda…
Lentement, don Juan s’inclina, se courba… lentement, il se mit à genoux… et alors, levant vers le Commandeur des yeux où éclatait toute la douleur humaine, d’une voix d’infinie douceur, d’un accent de tristesse ineffable, il dit:
– Père, maudissez-moi comme vous avez maudit Christa… Père, pardonnez-moi d’être entré ici en vous demandant compte de votre outrage… Père, dites que je suis un lâche, si tel est votre bon plaisir… Père, outragez-moi, frappez-moi, tuez-moi, mais daignez me permettre de vous ouvrir mon cœur… Père, je vous supplie de me laisser parler!…
– Debout! dit rudement le Commandeur.
Juan Tenorio obéit. Et quand il fut debout, son attitude fut celle d’un prodigieux créateur d’émotion: son humilité rayonnait de fierté; son orgueil était couvert de modestie. Il était impossible de ne pas voir en lui un brave capable de toutes les audaces, mais qui se prosterne volontairement devant un seul homme au monde: le père de celle qu’il aime.
Devant cette attitude, une sombre, une ardente, une farouche curiosité se saisit de Sanche d’Ulloa. En cette minute, ce géant accomplit un tour de force: il parvint à dominer l’effrayante fureur qui se déchaînait en lui; il parvint à se dompter, ordonna à ses poings redoutables de ne pas s’abattre sur le crâne du séducteur, à ses doigts de ne pas le saisir à la gorge… Il râla:
– Vous avez à me parler?
– Oui, monseigneur, dit don Juan. Et vous me tuerez après.
Et vers Léonor, il glissa la mince coulée de son regard, et il frémit de rage à la voir telle qu’il l’avait déjà vue en chacune de ses rencontres avec elle: suprêmement indifférente…
– Parlez, dit le Commandeur.
Chose étrange, il ne songea nullement à lui demander comment il était entré dans l’hôtel. Il le dévorait des yeux. Il se disait: Voici devant mes yeux le vivant déshonneur de mon nom, et je ne l’ai pas encore tué!…
Non! Il ne l’avait pas encore tué! Don Juan venait de réussir la manœuvre qui a sauvé tant d’hommes aux instants critiques, – tant d’hommes, tant d’empires aussi:
Gagner du temps!
Gagner une minute, c’est quelquefois sauver sa vie, c’est parfois la possibilité de passer tout à coup du malheur au bonheur. Gagner une heure! Gagner quelques jours! Gagner un mois!… Que d’êtres aux abois ont dû leur salut à cette difficile manœuvre!
Et c’est ce qu’il y eut d’admirable dans l’attitude de don Juan.
Logiquement, il eût dû déjà être mort. Il était vivant. Et il avait permission de parler!…
Il parla. Et tout ce que la voix humaine peut contenir de charme, d’attendrissement, de douceur et de loyauté, et de douleur… tout cela, il le mit dans sa voix.
– Monseigneur, Christa ne fut point coupable! Monseigneur, vous n’aviez pas le droit de la maudire! Monseigneur, Christa ne fut jamais pour moi qu’une amie… une sœur à qui je confiai le secret de mon cœur et qui daigna m’entendre!…
– Oh! murmura Léonor frémissante. Que dit-il?…
Ulloa jeta un long regard sur sa fille. Et déjà, il y avait un doute dans son esprit! Déjà il se demandait si Léonor ne s’était pas trompée en lui faisant son terrible récit…
– Si j’hésite, songeait don Juan, je suis perdu. Mon mensonge est sacré puisqu’il nous sauve tous, peut-être! – Monseigneur, continua-t-il avec une émotion contenue, Christa est morte pure, et moi, oh! moi, je serais mort plutôt que de lui dire un seul mot d’amour! Ah! vous me croirez, oui, par le ciel, par le Dieu vivant, vous me croirez quand je vous aurai dit: Monseigneur, je ne pouvais point parler d’amour à Christa puisqu’elle était la confidente de mon amour pour Léonor!…
Le Commandeur eut un mouvement. Léonor allait s’élancer pour crier son indignation. Don Juan s’inclinait pour dissimuler son sourire de triomphe…
– IL MENT! dit une voix.
Ce fut une voix très distincte bien que voilée. Juan Tenorio sursauta et frémit. Léonor se contint, sûre désormais que l’imposteur serait démasqué. Ulloa regarda autour de lui.
Mais il ne vit personne!…
Il ne vit personne… et il fut convaincu qu’il venait d’avoir une hallucination…
Pendant quelques longues secondes, don Juan attendit l’apparition qui, selon lui, devait suivre aussitôt l’intervention de la voix. Mais rien ne se montra.
Il était très pâle. Et sa parole fut moins assurée. Ce fut d’un accent contraint, comme s’il eût douté de lui-même, qu’il continua:
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