Hasard? Coïncidence? Oui, peut-être! Mais le pourquoi de la coïncidence, où est-il? Et si même on en appelle au hasard, où est le pourquoi et le comment du hasard? La pensée humaine peut-elle concevoir un seul fait sans cause?
Destinée!… Ce n’est pas fatalisme: on lutte non pas contre ou pour la destinée, mais avec la destinée. Comprenez, tâchez de comprendre votre destinée, et aidez-la, luttez avec elle…
Don Juan se raidit encore. Son sourire disparut. Il se fit hautain. Il y eut de l’insolence dans ses yeux pleins de défi. Il eut cette figure que le bon Jacquemin Corentin appelait sa figure de bête mauvaise.
Où était-il, à ce moment même, ce bon Jacquemin Corentin?
Eh bien, mais lui aussi, tout bonnement, il travaillait avec sa destinée…
Nous verrons comment. Restons-en à don Juan pour le moment; c’est déjà bien assez, mon cher lecteur. Oui, c’est une suffisante tâche que d’élucider l’attitude de Juan Tenorio en cette soirée du I erjanvier, en cette minute où prenant sa figure de mauvaise bête, il se disait:
– Mais… mais… puisque je suis dans la place… puisque le Commandeur m’y a introduit… pourquoi ne pas aller jusqu’au bout?… L’appartement de Léonor, je le trouverai… Ses femmes, je les écarterai… Ciel et terre! C’est ce soir que doit éclater la force de don Juan! Nous verrons si ce Clother de Ponthus va l’emporter sur moi. Nous verrons si cette petite fille va se moquer de moi à Paris comme elle fit sur tous les chemins d’Espagne et de France. Il s’agit ici, Juan, de ton triomphe ou de ta définitive défaite!… Voyons d’abord ce qu’ils disent…
Il s’approcha de la porte de la salle d’honneur, se pencha, écouta…
Don Sanche d’Ulloa, dans sa morne et longue promenade sous les tilleuls, n’avait pas retrouvé le repos de l’esprit, mais du moins avait-il assez fatigué son corps pour espérer trouver quelque oubli dans le sommeil.
Il entra dans la salle d’honneur de l’hôtel d’Arronces, et un pâle sourire éclaira sa physionomie quand il revit sa fille.
Léonor était là…
Elle était assise près d’une table sur laquelle brillait un flambeau à trois branches et s’appliquait à l’attentive lecture d’un livre d’heures d’où elle espérait voir surgir la consolation, mais sa pensée ne suivait qu’avec peine des lignes mystiques au long desquelles ses yeux cherchaient la prière… la prière était en elle et non dans ces pages aux majuscules enluminées.
Lorsque le Commandeur entra, elle ferma le livre, et vivement, s’avança au-devant de lui.
– Mon père, dit-elle en lui saisissant les mains, ne prendrez-vous pas un peu de repos?
Il la serra tendrement dans ses bras et il dit:
– Laisse-moi te regarder, ma petite Léonor… Tu es une véritable Ulloa, toi… Oui, cela se voit à tes beaux yeux de loyauté… et aussi à cette dague que je vois à ta ceinture… Vienne l’occasion, tu saurais t’en servir, dis?
Elle répondit avec fermeté:
– Oui, mon père. Et c’est pour m’en servir, vienne l’occasion, que je l’ai mise à ma ceinture…
Et comme il continuait à la serrer dans ses bras, comme un soupir terrible de douleur gonflait sa large poitrine, elle osa:
– Mon père… ô mon noble père… j’ai une grâce à vous demander…
– Une grâce, toi?… Parle, ma fille… mon unique fille! Elle se laissa glisser à genoux:
– Ô mon père, si vous voulez qu’un peu de joie rentre dans mon cœur, retirez la malédiction qui, ce matin, en ce matin à jamais terrible à ma pensée, vous échappa! ô mon père, la malédiction échappa à vos lèvres… elle n’était pas dans votre cœur!… Retirez-la, retirez-la!
Don Sanche d’Ulloa fronça ses blancs sourcils, et, avec bonté:
– Relève-toi, ma fille, et parlons d’autre chose…
Elle obéit. En ces âges, l’obéissance de l’enfant était absolue et naturelle. Léonor ne pouvait demeurer à genoux puisque son père lui disait: relève-toi…
– Tiens, continua-t-il, parlons de ce magnifique hôtel que ce bon François m’a donné. Vois la splendeur de cette salle… Les beaux meubles, par ma foi!… Ces Français sont d’habiles et ingénieux artisans. Par saint François, je n’ai rien vu de plus beau, même à Madrid.
Léonor joignit les mains. Les larmes coulèrent de ses yeux…
– Ô mon père! Dire que vous l’avez maudite!… Oh! si, comme moi, vous l’aviez vue à son lit de mort! Oh! si vous aviez pu voir ce pauvre visage figé où se devinait toute la honte de son âme pure, où se lisait tant de douleur! Oh! si vous aviez pu voir cette blanche figure d’ange aux ailes brisées!… Amarzyl me disait: «Tâchez de la faire pleurer! Il faut qu’elle pleure! Et cela, peut-être, la sauvera.» Hélas, mon père, sotte et coupable que je suis, je ne pus réussir à la faire pleurer! Je ne trouvai point les paroles qu’il fallait… que vous eussiez trouvées, vous! Les paroles de pardon, mon généreux père!… Père, ô père! vous l’avez maudite!…
Sanche d’Ulloa garda le silence. Mais, en lui-même, il admirait sa fille. Il éprouvait une sorte d’amer plaisir à se dire, à se jurer qu’il n’avait jamais eu qu’une fille unique, mais qu’en cette enfant s’incarnait toute la générosité.
– Mon père, continuait Léonor, on dit que près des hommes, invisible, mais sans cesse présent, rôde toujours l’ange des malédictions. On dit qu’il écoute ce qui se dit sur cette terre. On dit qu’il entend toute malédiction, si loin de lui qu’elle soit proférée… Cette malédiction, il la recueille et la porte aux pieds du trône de Dieu. Ô mon père, la malédiction reste là, dit-on, jusqu’à ce qu’elle soit retirée. On dit, mon père, on dit que tant que la malédiction n’a pas été retirée, l’âme maudite erre dans les limbes jusqu’au jour du jugement où celui qui a maudit et celle qui a été maudite comparaîtront ensemble devant celui qui juge. Quelle douleur, ô mon père! Quel tourment de savoir qu’il n’y a pas de repos pour l’âme de Christa!…
Don Sanche d’Ulloa tressaillit. Et, gravement, il dit alors:
– Je savais tout cela, Léonor. Je savais donc bien ce que je faisais en jetant ma paternelle malédiction sur l’âme de celle que tu viens de dire. Ne prononce plus ce nom, Léonor, qu’il soit chassé de notre mémoire et de notre cœur. Qu’il soit chassé de notre maison, comme j’en eusse chassé celle qui a, dans la maison des Ulloa, introduit le déshonneur. Paix, enfant! Obéis une bonne fois à mon ordre. Sache pour toujours que je n’ai eu, que je n’ai qu’une fille, et c’est toi…
Léonor essuya ses yeux, et murmura, courbée:
– J’obéirai, mon père!
Mais son cœur criait: «Christa! Ma chérie, ma belle et pure Christa! Je prierai tant pour toi que l’ange des malédictions aura pitié, et du haut des cieux, laissera retomber sur terre l’injuste parole qui te frappe.»
Et, lentement, elle alla reprendre sa place près de sa table, et elle rouvrit son livre d’heures…
Le Commandeur, les mains au dos, se mit à marcher dans la salle, tâchant de s’intéresser aux belles choses qu’il devait à la munificence royale.
Et comme il passait devant Léonor:
– J’ai connu jadis don Luis Tenorio de Grenade, c’était un homme de cœur. J’espère que le Tenorio dont tu m’as parlé n’est pas de sa lignée?
– Je ne sais, mon père; il se nomme Juan Tenorio, c’est tout ce que je puis vous dire.
– Quel qu’il soit, il mourra, sois tranquille. L’infamie sera lavée dans le sang. Et tu dis que ce Juan Tenorio est à Paris?… Qu’y vient-il faire?… Il n’est pas de l’escorte impériale, j’en suis sûr… Comment sais-tu qu’il est à Paris?
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