Quelques minutes encore, Clother de Ponthus demeura là, contre cette grille, les yeux fixés sur l’indécise masse de cet hôtel sous le toit duquel respirait Léonor d’Ulloa…
– Allons! dit-il enfin. Demain, en plein jour, je viendrai… Allons!… à demain, hôtel d’Arronces!… À demain, ma mère!… À demain, Léonor!…
Il s’arracha brusquement à cette contemplation, et, hâtivement, s’en alla vers son logis de la rue Saint-Denis… vers le sommeil qu’il devait en vain chercher.
Lorsque Clother de Ponthus eut disparu dans les lointains du chemin de la Corderie, un homme qui, depuis longtemps, se tenait immobile dans la nuit, à dix pas de là, caché dans un renfoncement de la haie qui bordait le terrain des Enfants-Rouges, cet homme, disons-nous, s’approcha de la grille de l’hôtel d’Arronces.
– La peste soit de ce digne gentilhomme! murmura-t-il. Ce Clother de Ponthus est obstiné. J’aurai du mal à m’en défaire. Mais, par le ciel, je suis encore plus obstiné que lui, moi! La preuve, c’est que Ponthus s’en va, et que Juan Tenorio reste!
Don Juan, d’un rapide coup d’œil, inspecta la grille, et sourit:
– Un jeu d’enfant!… Par tous les diables, je saurai dès ce soir ce que Léonor a pu dire à son père!… Ce qu’elle a dit?… Hé! Ce n’est pas difficile à imaginer: l’adorable créature est venue tout exprès du fond des Espagnes pour me couvrir d’opprobre et demander au Commandeur de châtier mon crime…
Il eut un rire silencieux, puis soudain s’assombrit et murmura:
– L’étreinte du Commandeur!
Il regarda autour de lui avec une sorte de farouche curiosité, comme s’il se fût attendu à voir surgir Silvia… l’épouse!… celle qui lui avait répété la nuit précédente:
– Don Juan, tu le sais, ah! tu sais sous quelle étreinte tu dois mourir!
Mais tout demeura paisible dans le chemin désert.
Un instant encore, il hésita… Puis, tout à coup, il se mit à escalader la grille; en quelques secondes il se trouva dans le parc. Il l’avait dit: pour don Juan, une grille à franchir, c’était un jeu d’enfant.
Le long de l’allée, d’arbre en arbre, avec la silencieuse, la sûre, la souple rapidité d’un voleur habitué aux expéditions nocturnes, don Juan se glissa. La feuille sèche qui se détachait faisait plus de bruit que lui en touchant le sol.
À quelques pas du logis, Tenorio s’arrêta court et retint son souffle: quelqu’un, lentement, dans l’allée de tilleuls, marchait vers la maison. Don Juan l’entrevit, le devina plutôt dans la nuit noire. Et toute de suite il comprit que cette ombre de géant courbé sous le poids des pensées de malheur, c’était le Commandeur d’Ulloa.
L’esprit surexcité de don Juan, en rapides éclairs successifs, évoquait les divers moyens possibles pour entrer dans le logis. Il ne discutait pas. Il n’examinait pas. L’une après l’autre, il rejetait les idées qui se présentaient et fuyaient. Il n’y avait plus en lui ni crainte, ni raisonnement, ni même audace: il était la bête à l’affût qui accomplit une fonction vitale. Lorsqu’il eut reconnu le Commandeur, il ne se dit pas qu’avec lui, derrière lui, il allait pouvoir pénétrer dans l’hôtel. Mais ce fut chose entendue, soudain convenue, – et il se mit à suivre don Sanche d’Ulloa.
C’était de la folie, sans doute. Le Commandeur pouvait se retourner, le voir, le tuer d’un coup de dague comme un larron de nuit. Tout au moins, don Juan reconnu eût-il été obligé de renoncer à son dessein de pénétrer dans l’hôtel. Il ne se dit rien de tout cela. Impulsivement, presque sans précautions, ayant franchi les limites de l’audace, de l’impudence, il suivit pas à pas, et lorsque le Commandeur se mit à monter les degrés du perron, don Juan, derrière lui, monta!…
Sanche d’Ulloa ne se retourna pas. Il vivait l’heure effrayante des cataclysmes d’âme.
La lente et morne promenade sous les tilleuls, nu-tête dans les bises d’hiver, n’avait ni calmé ses nerfs tendus à se rompre, ni rafraîchi son front brûlant. Il était courbé comme si le poids de ses douleurs eût été infiniment lourd à porter. Don Juan n’avait pas de précautions à prendre: Sanche d’Ulloa ne l’eût entendu ni même peut-être vu… Sanche d’Ulloa n’entendait qu’une voix, celle de Christa demandant pardon. Il ne voyait qu’un fantôme, et c’était Christa… sa fille Christa qu’il maudissait… sa fille qu’il accusait d’avoir jeté l’infamie sur le nom d’Ulloa, en rapides et rauques accusations, toujours les mêmes… et parfois ses poings se crispaient comme s’il eût été prêt à la tuer, mais alors un terrible soupir gonflait sa poitrine, et tout s’affaissait en lui…
Le Commandeur monta les degrés, et Juan Tenorio les monta derrière lui…
Le Commandeur pénétra dans le large vestibule, et Juan Tenorio y entra après lui…
Le vestibule était silencieux. Un seul flambeau l’éclairait tristement. Immobile et raide, un homme d’âge, vêtu de noir, s’y tenait… C’était l’intendant: il se courba lentement au passage du Commandeur. Cet intendant vit don Juan qui, le manteau sur le bras, marchait derrière Sanche d’Ulloa. Oui, il vit don Juan. Mais il le vit si assuré, si familier eût-on dit, que le soupçon de la vérité lui eût semblée folie: cet inconnu était un ami du Commandeur.
Sanche d’Ulloa ouvrit une porte et pénétra dans la salle d’honneur.
Don Juan attendit que cette porte se fût refermée, et alors il alla droit à l’homme vêtu de noir et murmura:
– Il est bien triste, n’est-ce pas? Quel malheur! Pauvre d’Ulloa!…
C’était un pur chef-d’œuvre… un de ces coups d’audace comme il en trouvait dans les moments critiques. L’intendant s’inclina sans mot dire, flatté seulement que ce seigneur lui adressât si familièrement la parole.
Juan Tenorio eut un soupir. Puis, plus cordial, plus familier encore:
– Allez reposer, mon ami, allez… C’est moi qui dois veiller… Quand le malheur entre dans une maison, c’est aux amis intimes, c’est aux parents de veiller… allez, mon cher, allez…
– Un parent, songea l’intendant. C’est bien ce qu’il me semblait.
Il salua, fit un mouvement pour se retirer. Don Juan le retint par le bras.
– J’espère, dit-il, que la senora Léonor est en parfaite sûreté dans ses appartements, sous la garde de ses femmes, n’est-ce pas, et que tout est en règle de ce côté?
– Les appartements de la senora sont en parfait état, et ses femmes l’y attendent, assura respectueusement l’intendant. Mais Madame est encore en la salle d’honneur où Monseigneur vient de pénétrer…
– Très bien, fit don Juan. Allez, mon ami, allez reposer…
Juan Tenorio demeura seul dans le vestibule. Sur un siège, il jeta son manteau. D’un geste, il s’assura que dague et rapière en bonne place à ses flancs, jouaient bien au fourreau: le geste préliminaire de tout larron qui sent parfaitement que, du vol à l’assassinat, il n’y a que la mince épaisseur d’une nécessité… d’une occasion!…
Puis il éteignit le flambeau.
Il n’y eut plus pour le guider que la mince barre de lumière au ras de la porte de la salle d’honneur.
Tout droit, tout raide, dans la nuit, il eut un étrange sourire, et songea:
– C’est le Commandeur qui m’a guidé! C’est le Commandeur qui m’a fait entrer!
Et, comme avait dit Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, à son tour:
– Ô Destinée! Voilà bien l’un de tes plus jolis coups!… Destinée! Destinée! Destinée!…
Mot vide… mot immense comme le vide insondable où s’enferme l’univers visible… mot insondable lui-même… verbe incompréhensible… parole en quoi s’enferme tout ce qu’il y a d’incompréhensible dans les événements visibles…
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