Le digne Commandeur, ce même soir, rappela à Charles-Quint la promesse que celui-ci lui avait faite de doter Léonor et d’arranger son mariage avec le comte de Loraydan. Cette promesse, l’empereur la renouvela en termes formels.
Il va sans dire que le Commandeur avait présenté Loraydan à Charles-Quint. Celui-ci avait eu plus d’un entretien avec l’envoyé de François I er, et n’avait pas tardé à le prendre en haute estime.
– Ce Loraydan, songeait Charles-Quint, est un homme de proie. Je dois me l’attacher. Je crois qu’il suffira d’y mettre le prix pour qu’il devienne ma créature à la cour de France…
Telle était la disposition d’esprit de ces divers personnages le matin du I erjanvier, jour où le cortège impérial fit son entrée dans Paris.
Loraydan, comme nous l’avons dit, chevauchait près du Commandeur d’Ulloa.
Il avait son attitude de froide insolence, le poing sur la hanche, la tête haute, le regard lointain. Il échafaudait ses rêves. Il songeait à tout ce qui l’attendait d’orgueilleux bonheur. Et par un retour où se complaisait son esprit pareil au naufragé qui, parvenu sur un sol hospitalier et riche, contemple avec ravissement la mer furieuse qui a failli l’engloutir, il se rappelait que, peu de jours auparavant, il avait résolu de se tuer faute de pouvoir payer une misérable dette de jeu. Il refaisait ce chemin vertigineux de sa rapide fortune. Il revoyait Turquand. Il revoyait Bérengère. Il assistait au duel qui l’avait mis aux prises avec Clother de Ponthus. Il eut un sourire terrible en évoquant la rude image de Jean Poterne, et à haute voix, sans savoir, il dit:
– Jamais plus ce Clother ne se retrouvera sur mon chemin!…
– De qui et de quoi parlez-vous, cher ami? demanda en souriant don Sanche d’Ulloa.
Et le Commandeur jeta un amical regard sur Amauri de Loraydan.
Ulloa tressaillit…
– Par le ciel! murmura-t-il avec sollicitude, vous allez vous affaiblir, Amauri! Qu’avez-vous! que se passe-t-il?…
Loraydan s’était arrêté, laissant couler le flot des gentilshommes de l’escorte.
Il était livide. Ses lèvres blanches tremblaient. Son regard exorbité se fixait avec une sorte d’épouvante sur un point de la foule massée au bord de la rue.
Et le Commandeur l’entendit qui bégayait:
– Lui!… Lui vivant!… Là! C’est lui!
Lui!… c’était Clother de Ponthus!…
Amauri de Loraydan passa sur ses yeux une main tremblante, comme pour effacer quelque sinistre vision. Mais la vision ne s’effaça pas. Clother! C’était Clother de Ponthus! Là, sur cette estrade, au premier rang de la foule, c’était Ponthus, vivant, bien vivant, et qui le regardait froidement comme pour lui dire:
– C’est moi! Quand vous voudrez, nous reprendrons l’entretien commencé dans l’enclos de l’hôtel d’Arronces!…
Il sembla à Loraydan que son rêve de fortune, d’amour et de bonheur, s’écroulait à grand fracas, et qu’une main hostile, brusquement, le repoussait dans cet abîme de misère et de honte dont Turquand l’avait tiré. Il balbutia:
– Le malheur est sur moi!
Puis, secouant la tête, il voulut se remettre en route. Mais, d’un geste paternel, le Commandeur d’Ulloa saisit la bride de son cheval, l’entraîna hors du flot des gentilshommes et se dirigea vers la plus proche estrade en disant:
– Vous souffrez, Amauri… Vous ne pouvez aller plus… Arrêtons un instant…
Loraydan eut un violent sursaut pour reculer… trop tard! Déjà le Commandeur l’entraînait vers l’estrade… vers Clother de Ponthus!
Et ce fut ainsi!…
Oui, ce fut ainsi que Clother vit venir à lui le Commandeur d’Ulloa!
Ce fut ainsi que s’opéra la conjonction du père et de l’amant de Léonor!
Ponthus, à l’instant même, reconnut Sanche d’Ulloa. Au même moment, Amauri de Loraydan, par un rude effort, reprenait tout son sang-froid. Il laissa tomber sur son adversaire un regard qui était une insulte et une provocation. Ce regard, Clother ne le vit pas. Clother ne voyait que le père de Léonor… Clother tremblait…
Il se découvrit, et prononça:
– Je crois, monsieur, que vous êtes bien le seigneur Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville?
– Oui, mon jeune gentilhomme, dit Ulloa surpris. Et vous?
– Clother de Ponthus… Ce nom ne vous dit rien, je le vois. J’ajoute donc simplement que je suis ce gentilhomme que, dans une maison isolée, sur la route de Périgueux à Angoulême, le soir du 30 novembre, vous avez sauvé de deux truands de grand chemin…
– Ha! fit le seigneur espagnol tout joyeux, je vous remets à présent!…
– Ô destin, voilà de tes misérables coups! gronda en lui-même Loraydan. C’est Sanche d’Ulloa qui a sauvé Ponthus!
– Cher Amauri, continuait Ulloa, voici un jeune gentilhomme qu’en effet j’ai eu le bonheur de pouvoir secourir à temps. Il me plaît, par la Vierge sainte! Et je serais heureux que vous devinssiez amis…
Clother demeura impassible. Loraydan eut un sourire méprisant.
– Seigneur d’Ulloa, dit alors Clother, je crois qu’entre le comte de Loraydan et moi il n’y a pas d’amitié possible… regardez-le plutôt.
– Dites que nous sommes mortels ennemis, gronda Loraydan.
– Eh quoi! s’interposa le Commandeur. Deux jeunes gentilshommes beaux tous deux, loyaux et braves tous deux… Qu’y a-t-il donc entre vous?
– Monsieur le sait! grinça Loraydan ivre de rage, en se faisant plus méprisant encore.
– Presque rien, dit Clother: un soufflet!
– Pour lequel j’aurai ton sang jusqu’à la dernière goutte! Nous nous reverrons!
– Quand il vous plaira! Si je vous eusse retrouvé à d’Arronces quand j’y revins avec les deux litières, nous eussions pu régler sur l’heure la question de savoir qui de nous deux fera couler le sang de l’autre. Mais vous n’étiez plus là, comte de Loraydan!…
– En route! dit brusquement Sanche d’Ulloa, qui fronça le sourcil. Nous devons rejoindre l’escorte. Monsieur de Ponthus, s’il vous plaît de venir me demander demain au château du Louvre, je vous recevrai avec plaisir. Venez, Loraydan…
D’un geste, Clother retint le Commandeur, et d’une voix émue:
– Seigneur d’Ulloa, ce n’est pas demain que je dois vous parler. C’est à l’instant même!
– S’il s’agit de votre querelle avec mon ami le comte de Loraydan…
– Monseigneur, il ne s’agit ni de monsieur, ni de moi!…
– De qui s’agit-il donc? Parlez vite, je suis pressé de rejoindre Sa Majesté.
– Monsieur le Commandeur, dit Clother, il s’agit de très haute et très noble dame Léonor d’Ulloa, laquelle a daigné me faire l’honneur de me charger pour vous d’un message qui ne souffre nul retard!
– Ma fille!
– Votre fille, monseigneur!
Le Commandeur devint livide. Instinctivement, il leva les yeux au ciel comme s’il se fût attendu à entendre la voix… la voix morte qu’il avait entendue sur les rives de la Bidassoa. Mais, se remettant aussitôt, d’un rapide mouvement de vieux cavalier rompu à toute la gymnastique équestre, il mit pied à terre, remit la bride de son cheval à Loraydan, et, d’un ton bref:
– Comte, veuillez conduire mon cheval en main. Si l’empereur me demande, vous lui direz que je le supplie de pardonner à son vieux serviteur d’avoir quitté son rang, car il est question de vie ou de mort. N’est-ce pas, monsieur de Ponthus, continua-t-il d’une voix fébrile, c’est bien de vie ou de mort qu’il est question?
– Je l’ignore, monseigneur! Je crois seulement qu’il n’est pour vous, en cette minute, plus haut service au monde que celui qui vous appelle où je dois vous mener.
– Allez, comte, dit le Commandeur, d’un ton d’exaltation terrible.
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