– Hé! fit don Juan. Où diable prends-tu que je veuille donner mon nom à ma jolie Denise? Je l’aime assez pour l’épouser, mais pas au point de lui offrir mon nom!…
Corentin s’arrêta net, tandis que son maître continuait d’avancer, et, tout ébahi de ce qu’il venait d’entendre, loucha anxieusement sur la pointe de son nez.
– Mais, monsieur! s’écria-t-il enfin, en France, quand on épouse, on donne son nom à sa femme!
– Qu’est-ce qui lui prend, à ce godiche? s’écria une belle fille qui reçut l’apostrophe en plein visage. Hohé, Martin! En voilà un qui parle de m’épouser, qu’en penses-tu?
Martin, solide gaillard, s’avança très menaçant sur Corentin, et gronda:
– Elle n’est pas pour ton nez, grand flandrin du diable!
L’infortuné Corentin se hâta d’allonger ses échasses, rejoignit don Juan, et, tenace:
– Monsieur, répéta-t-il, je vous jure que quand on se marie, en France, on donne son nom à sa femme qui a le droit de le porter toujours. Usage incommode pour vous, j’en conviens.
Don Juan fixa un étrange regard sur Corentin, et prononça gravement:
– Alors, toi, quand tu te maries, tu donnes ton nom à celle que tu épouses?
– Moi! Mais, monsieur, jamais je ne me marie!
– En es-tu bien sûr? fit don Juan.
Et son rire fantastique éclata.
Jacquemin trembla. La bizarre question le rendit tout mélancolique. L’infernal rire lui donna le frisson. De lugubres pensées l’agitèrent. Il songea:
– Ce rire me tuera. Au service de don Juan, je serai damné, c’est sûr. Mais je dois risquer cela pour le fils de don Luis Tenorio… Bon! le voilà qui pleure à force de rire!
Don Juan ne pleurait pas de rire.
Avec plus de puissance évocatrice, il contemplait Léonor. Elle était là! Elle marchait devant lui dans cette foule! Ses bras se tendirent. Un sanglot râla dans sa gorge. Ce n’était pas Léonor! Elle ne vivait que dans son imagination. Il balbutia:
– Où es-tu, Léonor?… Hélas! où est mon âme? Où est mon cœur? Léonor, où donc es-tu?…
Cependant, Clother de Ponthus, suivant le cours de ces ruisseaux d’humanité que formaient les rues, avait été se perdre dans ce grand fleuve qu’était la rue Saint-Antoine.
Une multitude chatoyante et clinquante, parmi de mouvants remous, roulait lentement sur la chaussée, bourgeois en habits de fête, grosses commères bavardes, jolies filles tâchant à se garer, avec de petites mines effarouchées, vaste bourdonnement que dominait le grondement du canon, tandis qu’au loin, vers la porte Saint-Antoine, montait l’immense clameur des vivats, foule joyeuse, curieuse, moqueuse, à travers laquelle, agitant leurs sonnettes, se frayaient un passage les marchandes d’oublies et de flans, les vendeurs de vin épicé et d’hydromel…
Clother de Ponthus cherchait une place d’où il pût bien voir le cortège impérial qui, à ce moment même, venait de franchir la porte Saint-Antoine.
C’est à peine s’il avait entrevu don Sanche d’Ulloa lorsque celui-ci l’avait relevé, mourant, à la «Grâce de Dieu» et l’avait fait transporter dans une chambre de paysans.
Mais l’expressive physionomie du Commandeur s’était gravée dans son esprit, et il se faisait fort de le reconnaître dans l’escorte.
Moyennant une pièce de monnaie, il prit place au premier rang de l’une des nombreuses estrades que d’adroits spéculateurs avaient élevées sur les deux bords de la rue.
Et là, dévoré d’impatience, il attendit.
Avec quels battements de cœur il attendit que passât devant lui le père de Léonor!
Son regard se porta sur cette mer humaine qui roulait des flots houleux et déferlait à ses pieds. Il écouta cet énorme et sourd grondement qui est la respiration des océans et des foules.
Et soudain, au loin, vers la porte Saint-Antoine, il eut la vision d’un large rang d’éblouissants cavaliers d’où s’élançait au ciel une fanfare de triomphe… Et, levant haut les instruments de cuivre aux oriflammes fleurdelisées, c’étaient les trompettes du roi qui ouvraient la marche… c’était l’impérial cortège qui entrait dans Paris, prestigieuse apparition de richesse et de grandeur, éclatante mêlée des costumes comme nous n’en voyons plus, héroïque décoration de rêve, théâtrale figuration à jamais disparue dans les brumes des siècles morts…
Et une formidable acclamation du peuple ébloui gronda, roula, monta dans l’air…
Et il sembla à Clother que les trompettes, les vivats, les rumeurs, les clameurs enfiévrées s’unissaient, se fondaient pour jeter à son cœur un cri unique:
– Le Commandeur! Voici venir le Commandeur! Voici venir le père de celle que j’aime!…
C’était vraiment une de ces somptueuses mises en scène d’où débordait l’amour de l’art, où éclatait le sens d’élégance et de splendeur de ces âges où l’on fouillait chaque pierre de cathédrale pour en faire un chef-d’œuvre, où une serrure devenait un travail d’orfèvrerie, où les velours et la soie en leurs plus chatoyantes couleurs concouraient à vêtir les hommes, où l’inutile enfin primait l’utile, où le rêve écrasait la réalité…
C’était Nancey à la tête des gardes, c’était le grand-prévôt suivi de ses archers, c’étaient les Suisses de la garde du roi, à pied, et puis les hérauts d’armes.
Alors, traînée sur un char tout vêtu d’étoffe d’or, venait la statue d’Hercule offerte à l’empereur par la Ville de Paris; elle avait six pieds de haut et était en argent massif.
Puis, les sergents de ville en robe de livrée, portant sur le bras, le symbolique navire d’argent. Défilaient alors en bon ordre, les crieurs, les vendeurs, courtiers, déchargeurs, mesureurs, briseurs, porteurs de sel, mouleurs de bois, mesureurs de charbon et de blé, tous en robe mi-partie bleu et rouge, et à pied.
Voici alors les cent arquebusiers de la Ville, précédés de leurs trompettes, clairons et tambours, et enseignes déployées. Ils étaient suivis de l’éblouissante apparition des soixante arbalétriers en satin blanc, sur des chevaux bardés de rouge, et des quatre-vingt-quatre nobles en casaques de velours brodées et passementées d’or, le pourpoint orné d’une profusion de pierreries.
Et puis les huit sergents précédant le prévôt des marchands et les échevins en robe cramoisie, et le receveur en satin, et les conseillers en soie jaune, et les seize quarteniers en satin tanné, et les audienciers, nu-tête, escortant la haquenée blanche caparaçonnée d’or qui portait le coffre où se trouvaient enfermés les sceaux de l’État.
Deux cents gentilshommes passèrent, chargés de diamants et rubis à leurs toques et à leurs pourpoints, troupe somptueuse qui précédait le grand écuyer de l’empereur et le grand chambellan du roi (le duc de Guise). Autre troupe non moins somptueuse, mais plus grave, flamboyante et presque sinistre: douze cardinaux ouvrant la marche au seigneur de Montmorency, connétable et grand-maître de France, tout seul, l’épée nue, dans un large espace.
Et enfin, l’empereur!…
Il était à cheval sous un immense dais de velours porté par vingt-quatre élus des corps de métiers: draperie, mercerie, pelleterie, épicerie, boutonnerie, orfèvrerie…
Charles-Quint, vêtu de noir, sombre tache dans l’éblouissement de l’ambiance, tout raide, tout pâle, ne semblait rien entendre des acclamations de ce Paris hospitalier, ne rien voir des splendides tapisseries appendues à toutes les maisons, qui semblaient, elles aussi, s’être vêtues de magnificence pour le saluer au passage.
Sur ces foules hérissées de gestes accueillants, il jetait son glacial et perçant regard de vautour habitué à juger la proie, et il était la formidable et vaine figuration de l’Orgueil… il était l’Empereur.
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