Et don Juan éclata en sanglots…
Et il balbutia:
– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu? Où donc es-tu?…
Clother avait écouté avec un étonnement où il entrait un peu d’effroi.
Tout d’abord, don Juan lui était apparu comme un amoureux trop obstiné, importun sans doute, mais au bout de compte, sincère. Il commença à connaître ses mesures. Juan Tenorio lui inspirait une instinctive répulsion. Sa jeune âme lumineuse repoussait violemment la sombre, la désespérante théorie de don Juan. Il le vit, avec une figure de damné, pareil à ce Lucifer d’orgueil et de beauté que l’ange précipite à l’éternelle nuit.
Oh! Où donc, où donc était la lumière?
Le cœur de Clother la vit soudain, consolatrice et douce, semblable à la maris Stella, oui, il la vit! Car dans cette minute même où les brûlantes paroles de Juan Tenorio l’oppressaient d’angoisse, la figure de son père se dressa dans son imagination.
Philippe de Ponthus!
L’homme qui, toute sa vie, avait adoré la même femme et n’en avait été aimé que par un seul regard d’agonie, l’homme qui, à cette femme descendue au tombeau, avait voué un culte qui n’avait péri qu’avec lui-même!
Oui, le bon, le noble, le sublime Philippe de Ponthus se pencha sur le front brûlant de Clother et comme dans un apaisant baiser, murmura:
– L’amour, mon fils, c’est la fusion de deux cœurs à jamais indissolubles, unis jusque par delà la mort; L’AMOUR… C’EST LA FIDÉLITÉ…
Clother tressaillit.
Il jeta sur don Juan un regard où il y avait de la pitié, peut-être, mais aussi du mépris; et avec un sourire railleur:
– Puisque vous aimez toutes les femmes, seigneur Tenorio, il vous sera du moins facile de renoncer à une seule d’entre elles…
Don juan se croisa les bras, et dit:
– Vous me demandez, je crois, de renoncer à Léonor d’Ulloa?
– Oui. C’est cela que je vous demande.
– C’est impossible!
Don Juan prononça ces mots avec un désespoir concentré. Il acheva:
– La mort seule peut me faire abandonner le dessein que j’ai formé de conquérir le cœur de Léonor. Même si elle me hait, je l’adore. Même si elle me méprise, je l’adore. Même si elle prend mon cœur pour le mettre sous ses pieds, je l’adore. Même si elle me bafoue en se donnant à un autre, je l’adore. Ah! je l’adore, entendez-vous?… Seigneur de Ponthus, pour mettre Léonor à l’abri de ma poursuite, il faudra me tuer.
– Je vous tuerai donc! dit simplement Clother de Ponthus.
– Et quand? demanda don Juan d’un accent d’étrange curiosité sans raillerie.
– Pourquoi pas tout de suite? fit Clother.
En même temps, il se leva et dégaina.
Au même instant, don Juan fut debout, l’épée au poing.
Dans ce moment même, l’amitié ébauchée entre Bel-Argent et Jacquemin Corentin tournait à l’aigre, et le premier, goguenard, disait à l’autre:
– Ne t’en défends pas, va! Avoue qu’il est faux!
– Qui cela? Qui donc est faux? glapit Corentin qui savait d’ailleurs très bien de quoi il était question.
Voyant les maîtres prêts à en découdre, les deux valets se dressèrent, hérissés… Jacquemin perché sur ses longues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.
– Tireur de laine et truand de grand chemin! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.
Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant le nez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous, doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Et il dit:
– Je n’y crois pas!…
Le bon Jacquemin poussa un rugissement et s’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus, s’empressait, et Corentin se mit à l’aider; en quelques instants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murs pour donner du champ aux deux adversaires.
Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent la garde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.
Les deux fers se froissèrent… l’attaque allait se produire… une porte s’ouvrit.
Une femme entra…
Une femme voilée de noir, qui s’avança, pareille à quelque sombre évocation de la douleur.
Don Juan laissa tomber son épée, qui résonna tristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé de stupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, et profondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina. L’apparition s’arrêta à deux pas et dit:
– Monsieur, vous ne tuerez pas don Juan Tenorio…
Avec l’infinie rapidité de l’imagination, Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter à l’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour la vie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui ne voulait rien promettre.
Mais la femme, douloureuse, levant son voile, montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elle prononça:
– Comprenez-moi: je ne vous prie pas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis: «Ce n’est pas vous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni à moi.»
– À qui appartient-elle donc? gronda don Juan. Dis-le, Silvia! Dis-le donc!
– À Maria! À Pia! À Rosa! À toutes celles qui sont mortes de ton amour! Ah! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes ces douleurs éparses! Ta vie, Juan, appartient à Christa! Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui te pardonne! Je dis: à Christa d’Ulloa, la dernière morte de ta dernière trahison! À Christa, sœur aînée de cette Léonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’à Paris!…
L’horreur se déchaîna dans l’esprit de Ponthus.
En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Il le vit ce qu’il était: une synthèse de la trahison. Il se mit à le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il le devina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler les désespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice; il marcha sur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage:
– Je ne croiserai pas le fer avec vous sous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez: je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vous vois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cette épée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, comme ce soir, se placer entre vous et moi!
Immobile, incomparable de majesté, Silvia jeta un long regard sur Ponthus:
– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. Don Juan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelle étreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu le sais!
– L’étreinte du Commandeur! dit Tenorio, sourdement, comme malgré lui.
Et il frissonna.
Et aussitôt, il se prit à rire.
Puis, d’une voix éclatante, d’un indicible accent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse que donne l’appétit de la mort:
– Me voici! cria-t-il. Je suis prêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’ai porté à ta fille Christa! Pour l’amour que je porte à ta fille Léonor! À toi, Commandeur! me voici!… À vous, seigneur de Ponthus! Léonor est la fiancée de votre cœur: à vous donc! me voici!… à toi, Zafra! à toi, Canniedo! à toi, Veladar! à toi, Girenna! me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles que j’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est mon malheur et ma gloire! Sachez-le, vous tous: si don Juan a le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœur assez ferme pour épouser la Mort… Silvia, chère Silvia, ma Silvia que tant j’adorai sous les bosquets de Grenade, fleur embaumée de mes amours de jadis, ô ma Silvia, qu’es-tu venue chercher ici? Quelle cruelle vérité réclames-tu de moi? Pourquoi me forces-tu à poser le masque? Ah! Silvia, ne sais-tu pas qu’il y a plus de mérite encore à feindre l’amour qu’à aimer vraiment? Ma pitié pour toi était le dernier refuge de ton bonheur. Pour toi, en reconnaissance d’une heure de félicité, j’eusse fait ce sublime effort de te donner l’illusion de mon amour. Tu ne veux pas, Silvia! Tu préfères l’affreuse vérité, pauvre ignorante du songe de la vie, insensée qui n’a pas compris que l’illusion, c’est la seule réalité possible!… Eh bien, sache-le donc puisque tu le veux: je ne t’aime plus! Silvia, je ne t’aime pas! Silvia, tu es morte pour moi!
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