Le dîner fut somptueux. Pour de tels hôtes, maître Grégoire s’était surpassé.
Le couvre-feu sonna.
Javotte, la jolie lingère, était partie depuis longtemps.
Elle était partie en adressant à don Juan une belle révérence qui, malheureusement pour elle, – ou heureusement! – demeura inaperçue.
Maître Grégoire expulsa les buveurs, fit mettre les volets aux fenêtres, barricada la porte et renvoya les garçons de salle. Ponthus et Tenorio ayant déclaré qu’ils entendaient passer la nuit à table, le digne hôte se contenta de placer devant eux un respectable nombre de flacons de vins d’Espagne, puis s’en fut se coucher.
Clother et don Juan demeurèrent donc seuls dans la grande salle de la Devinière – nous ne comptons pas Jacquemin Corentin et Bel-Argent qui, dans un coin, vidaient les fonds de bouteilles et, modelant leur conduite sur celle des maîtres, se liaient d’amitié, ou du moins y tâchaient.
– Seigneur de Ponthus, disait don Juan, j’aime vos façons. Votre esprit me plaît. J’avoue avoir rarement rencontré délicatesse de cœur pareille à la vôtre. Ne pourrions-nous devenir amis?
– Seigneur Tenorio, répondait Clother, je vous tiens pour bon gentilhomme. Il me séduirait fort d’être toujours votre partenaire dans les joutes de la table, votre second dans les passes épineuses de la vie, cela dès que vous m’aurez donné votre parole de renoncer à celle que vous poursuivez.
Don Juan se rembrunit. Clother continua:
– Comment le noble esprit que vous êtes peut-il consentir à persécuter une jeune dame d’un amour qu’elle réprouve?
Un profond soupir souleva la poitrine de don Juan.
– Monsieur, demanda-t-il presque craintivement, celle à qui vous faites allusion vous a-t-elle parlé de moi?
– Pas un mot…
– Quoi! Elle vous a laissé ignorer ce qui s’est passé à Séville?
– Je n’en sais rien…
– Quoi! Elle ne vous a pas fait connaître ce qui advint depuis Séville jusqu’ici?
– Rien, vous dis-je!
– Quoi! Pas même l’histoire de ses deux écuyers?
– Eh! je vous répète que je ne sais rien!
– Qu’elle est généreuse! murmura ardemment don Juan. Mais alors, reprit-il, comment savez-vous qu’elle repousse mon amour?
– Je l’ai, par le ciel, bien vu à la «Grâce de Dieu!». Soyons amis, seigneur Juan; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne de vous.
Don Juan baissa le front. Clother le vit très ému, et poursuivit:
– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio, c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dame que vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à la première venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise… pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant?
Alors don Juan redressa la tête, et un éclair jaillit de ses yeux.
– Tromper?… dit-il dédaigneusement. Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…
– C’est sûr! interrompit Corentin, de loin. À preuve: on l’appelle Juan le Véridique, et les menteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeur sont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose des plus pénibles, croyez-moi.
– Quand tu auras à te donner du bâton, s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi: je t’aiderai de toutes mes forces.
Don Juan continuait:
– Qui vous dit que je trompe cette adorable Denise quand je lui dis que je l’aime? Oui, je l’aime, sur ma foi! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heure quand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternelle beauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bien plutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viens à me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé un cœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moi une victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plus juste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurs humains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amour unique et définitif, le mien seul est dans la franchise et la pleine vérité. J’aime, monsieur! Je l’avoue, je le dis, je le proclame: ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encore qui est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre, si elles sont également belles? Que dis-je! Est-ce qu’une femme a besoin d’être belle pour être aimée? Je l’aime tout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-il besoin que je la trouve belle? Sais-je bien au juste ce qu’est la beauté? J’aime cette femme dans la minute où je la vois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aime peut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouent parmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pour ses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs. Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel de crépuscule? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas son charme? Ah! J’aime cette femme uniquement pour le frisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi elle a provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors, je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnues j’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dans un lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regard suffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais si son sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitive minute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être! J’en emporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah! monsieur, ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds et que je lui offre un cœur tout brûlant de passion: c’est l’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœur qui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles de l’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, le bonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la recherche impossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe, puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamais insaisissable…
Et don Juan prit sa tête à deux mains.
Et une larme brilla dans ses yeux.
Il murmura:
– Qu’est-ce que la vie? Amour. Qu’est-ce que le bonheur? Amour. Qu’est-ce que le malheur? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille des hommes? Amour. Rien que ceci: quand elle est près de moi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh! monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loin d’elle? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètement de l’esprit affolé, la mort de tout votre être, quand celle que vous aimez n’est plus près de vous? Je connais cela. C’est affreux. Un jour je me tuerai. Oui, par le ciel, je me tuerai par un soir parfumé où un tiède souffle m’aura apporté le parfum de la fleur qu’elle préfère et m’aura rappelé qu’elle n’est pas là pour respirer cette fleur… Je me tuerai un jour que chantera dans ma tête le fragment de romance qu’elle aimait à me répéter… Je me tuerai une nuit que levant mes yeux brûlés de larmes vers un ciel sans pitié, je reverrai l’étoile qu’elle aimait à contempler avec moi… Ah! comme elle est ignorante, la pauvre foule qui répète ces mots absurdes: loin des yeux, loin du cœur! C’est dans l’absence que le cœur se forge un amour indestructible. Quand celle que j’aime n’est plus là, quand mon cœur éclate et se brise, quand je ne sais plus si je vis encore, c’est alors que l’amour fond sur moi, c’est alors que je sens rouler dans mes moelles le torrent des regrets… et quels délices, ah! quels délices quand je tombe à genoux, que j’appelle l’absente, et que les larmes, enfin, jaillissent de mes paupières en feu!…
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