– Douze bien comptés. Et en or pur! Il lui fallut des années pour les amasser.
– Il est donc riche. Mais peu m’importe. Ce n’est pas à son or que j’en veux. C’est pour lui-même que je veux l’aimer… pour sa bonté, pour sa noblesse!
– Quelle joie! s’écria Jacquemin dans un transport! Ah! c’en est une, d’aventure! Un conte! Un vrai conte!…
– Un comte breton. Oh! je sais qu’il est noble comme le roi. Cela se voit assez à son air et à ses manières.
– Vous croyez? fit Corentin. Au fait, c’est bien possible. Comme le roi! C’est un peu trop, tout de même…
– Oh! C’est une manière de parler, dit Denise.
– C’est bien ainsi que je l’entends, fit modestement Jacquemin.
Ils étaient arrivés devant la porte de dame Jérôme Dimanche.
Denise, gentiment, se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et tendit sa joue:
– Vous m’avez sauvée, dit-elle. Et puis… vous m’avez parlé de Jacquemin en des termes qui m’ont été au cœur. Vous pouvez donc m’embrasser…
– Moi? fit Jacquemin épouvanté. Que… je vous embrasse?
– Oui, fit-elle toute souriante, et toute rose. Vous en avez bien le droit…
– Le droit! Le droit! songea Corentin exaspéré. Je le crois bien, puisqu’elle m’aime! Le droit, oui! Mais la possibilité?…
– Eh bien? acheva Denise, vous n’osez pas? Je vous permets d’oser, allez!
– Remettons! fit précipitamment Jacquemin. Remettons, je vous en supplie! Je vous embrasserai plus tard… tenez… oui, tenez, après le mariage!
– Soit! dit Denise en riant. Je vous dois donc un baiser, et vous le promets de grand cœur pour le jour du mariage… dans trois jours!
Là-dessus, elle eut un joli geste d’adieu qui acheva de griser Corentin, et de lui tournebouler la cervelle, – et elle disparut légèrement dans le logis.
Corentin demeura là un bon quart d’heure, planté sur ses échasses, méditant, louchant, soupirant, invectivant son nez qui le privait du plaisir d’embrasser sa fiancée…
Enfin, il entra à l’auberge de la Devinière, s’assit à une table dans le coin le plus sombre, se fit apporter un flacon de vin, et se mit à boire en méditant sur cette si jolie aventure à laquelle il n’osait croire.
– Ma fiancée! se disait-il. J’ai une fiancée! Moi, Jacquemin Corentin! Il s’est trouvé une fille, une jolie fille pour m’aimer! Moi!… Pour me préférer à don Juan Tenorio!… Moi!… quelle aventure!… Mais que va dire le seigneur Juan quand il saura que ce n’est pas lui qu’on épouse, mais moi, moi, dis-je! Moi, Jacquemin Corentin! C’est moi qu’elle veut! Par le ciel et la terre! par l’air et le feu! par les saints! par l’enfer! par le pape! je la veux épouser sous trois jours, au nez de mon maître!…
Ce mot le ramena à son propre nez sur lequel il se mit à loucher tantôt avec complaisance, tantôt avec tristesse, tantôt avec rage, tantôt avec attendrissement.
Vers la troisième bouteille, Jacquemin Corentin en était à plaindre don Juan.
– Pauvre diable! se disait-il. Quel chagrin pour lui. Ce que je fais là n’est pas d’un loyal serviteur. Mais tant pis! En amour, chacun pour soi, que diable!
La journée se passa en pensées agréables et projets d’avenir.
Jacquemin Corentin dîna et soupa de fort bon appétit, puis continua de boire.
Le soir vint.
Il commença à vider une nouvelle série de flacons.
À la cinquième bouteille de cette nouvelle série, Jacquemin se disait:
– Mais pourquoi m’appelle-t-elle Jacquemin de Corentin? Pourquoi veut-elle que je sois comte breton?… Au fait, pourquoi ne serais-je pas noble, moi aussi?… Noble? Soit. Mais breton?… Pourquoi breton?…
Corentin commença avec lui-même une longue et diffuse discussion sur la question de savoir si décidément il était Parisien de la rue de Saint-Denis, comme il l’avait toujours cru, ou si, par hasard, il n’était pas né en Bretagne.
– Et pourquoi ne serais-je pas de Bretagne? On rencontre à chaque instant de fort honnêtes gens qui sont de ce pays, et nul ne songe à s’en étonner. Ah çà! pourquoi m’étonnerais-je si fort d’être de Bretagne?… Le fait est que je l’ai toujours ignoré, mais enfin ce n’est pas une raison… On peut bien être Breton sans le savoir…
Ce fut à ce moment que Juan Tenorio rentra à la Devinière. Ce fut, disons-nous, à ce moment que Jacquemin Corentin se leva à la grâce de Dieu, et allant tant bien que mal à son maître, lui dit en bredouillant:
– Ah! monsieur, j’ai du nouveau à vous apprendre… une étrange nouvelle à vous annoncer!
– Qui t’a permis de t’enivrer? dit don Juan.
– Monsieur, dit Jacquemin, je ne suis pas ivre; c’est l’étonnement qui me brise les jambes, c’est la joie qui me tourne la tête. Et, d’abord, apprenez que je ne suis pas natif de la rue Saint-Denis comme je vous l’ai toujours dit, mais de la Bretagne. Je suis Jacquemin de Corentin, comte breton…
– Ah! ah! fit don Juan qui examina attentivement son digne serviteur. Qui t’a appris cela?…
– Qui?… Ma fiancée elle-même… Monsieur, je ne me connais ni père ni mère… Pourquoi ne serais-je pas de Bretagne, moi?
– Au fait! Pourquoi n’en serais-tu pas?
– Pourquoi ne serais-je pas comte breton?
– Je ne vois pas du tout pourquoi tu ne le serais pas.
– Vous voyez!…
– Sans doute. Mais comment sais-tu tout cela d’aujourd’hui? Jacquemin se redressa, considéra don Juan avec quelque pitié, se pencha, et murmura:
– Par ma fiancée… par cette jolie petite Denise à qui vous fîtes les yeux doux. Peine inutile, monsieur, je vous en préviens: c’est moi qu’elle aime…
– Elle te l’a dit?…
– En propres termes: «J’aime le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton.» Voilà ses paroles. Or Jacquemin de Corentin, c’est moi. Seulement, monsieur, je vous prierai de ne pas détromper cette pauvre enfant au sujet de ma seigneurie. Elle m’aime, et c’est ce qui fait qu’elle me croit… Mais qui sait si c’est elle qui se trompe? Qui sait si elle n’a pas appris je ne sais quoi touchant ma naissance?
Don Juan écoutait tout cela avec une étrange gravité. Un soupir gonfla sa poitrine et Jacquemin se dit:
– Il ne rit plus. C’est moi qui devrais rire. Mais le ciel ne me fit point cruel.
Don Juan, doucement, reprit:
– Puisqu’elle t’aime, Jacquemin, épouse-la.
– Monsieur, dit résolument Corentin, c’est ce que je compte faire, pas plus tard que dans trois jours. Vous ne m’en voulez pas, au moins?
– Moi? Au contraire. Je suis si satisfait de ce que tu m’apprends que je veux moi-même faire ton mariage.
– Vous voulez… vous-même?
– Faire ton mariage. Ne t’en inquiète pas. Mais, dis-moi, ne m’as-tu pas informé que, quand tu te maries, il est dans ton habitude de donner ton nom à celle que tu épouses?
– En France, monsieur, c’est la coutume, et je compte m’y soumettre.
– Bon. Je donnerai donc ton nom à cette petite intrigante de Denise, puisque tu le veux absolument. Va te coucher, Corentin, va dormir et tâche de faire d’heureux rêves.
– Merci, monsieur, dit Jacquemin ému du ton de douce gravité de son maître.
Et il s’en fut chercher les heureux rêves que, si généreusement, on lui souhaitait. Mais longtemps, avant de s’endormir, il fut tourmenté par la question de savoir en vertu de quelle lubie Denise voulait qu’il fût comte breton, et par quelle autre lubie son maître tenait à faire son mariage, à lui Corentin. Il lui semblait que de cette double lubie résultait pour lui une situation quelque peu ténébreuse. Il rêva qu’il était duc, que don Juan devenait son premier valet, et que Denise lui apportait en dot un monceau de carolus d’or.
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